Silence. Souffle régulier des dormeurs. Puis :
— Tiens, le lit de Clara est vide ?
— Pas pour longtemps, oncle Stojil, répond la voix de Clara toute proche. (Même lointaine, la voix veloutée de Clara est toute proche.) Je suis là.
Et, après avoir embrassé Stojil :
— Je crois que j’ai trouvé notre infirmière, Ben.
Lumière. Une petite brune, en effet. Les yeux lui mangent la figure (« un regard lumineux », disait Semelle). Des cheveux très noirs encadrant un visage très blanc. Sur une des photos, son sac est ouvert et elle en tire un petit paquet qui pourrait bien être le sachet de gélules. Confirmation dans l’agrandissement suivant. Oui, c’est peut-être ça…
— Bravo, ma chérie, on se fera confirmer ça demain par Julie.
16
Il ne fallut pas plus de deux secondes à l’inspecteur Caregga pour apprendre à Pastor ce qu’il cherchait à savoir depuis une bonne semaine. La belle à la péniche dormant s’appelait Julie Corrençon, elle était reporter au journal Actuel, on l’avait interrogée l’année dernière dans l’affaire des bombes qui explosaient dans cette grande boutique, le Magasin.
— Suspecte ? demanda Pastor.
— Non, simple témoin. Elle se trouvait sur les lieux quand une des bombes a explosé[1].
Pastor n’apprit pas grand-chose au journal lui-même. Personne, dans l’équipe de rédaction, ne savait où se trouvait Julie Corrençon, et personne ne s’en souciait. Elle disparaissait quelquefois pendant des mois et revenait avec un papier qu’elle glanait aux antipodes ou tout au fond de la plus proche banlieue. Elle ne se manifestait jamais dans l’intervalle. Elle fréquentait peu ses collègues et moins encore le monde journalistique en général. Dans ce milieu d’introvertis exubérants, elle faisait figure de grande fille pas bêcheuse mais secrète, sans états d’âme particuliers, sans bobo-psycho, sans attaches d’aucune sorte, l’essentiel de sa vie se ramenant à ceci : elle écrivait des articles du tonnerre dont elle ne communiquait jamais les sujets à l’avance. Ils étaient toujours pris. « C’est une sacrée nana, on va en entendre parler un jour. » Elle ne se shootait ni ne picolait. Tous ses collègues s’accordaient à la trouver « vachement belle », « superbandante », indestructible. Quant à ses mœurs, on ne lui connaissait de liaison avec personne. La question de savoir si elle était hétéro, homo, onano, sportive ou collectionneuse de timbres, cette question étant démodée (Pastor le comprit trop tard) n’appelait pas de réponse précise. Une certitude, pourtant : Julie Corrençon pouvait engendrer des passions dévorantes, ça oui, mais de là à tomber sur un dingue qui la dévore, ça non.
Durant les soirées qui suivirent, allongé sur son lit de camp, Pastor s’envoya les œuvres complètes de la journaliste. Ce qui le frappa d’emblée, c’était la sagesse de l’écriture par opposition à la nature explosive des sujets traités. Une écriture scrupuleusement ponctuée, un style neutre, sujet-verbe-complément, qui semblait dire : « Laissons parler le réel, n’en rajoutons pas trop, il se défend très bien tout seul. » Cela tranchait avec le ton général de son journal et celui de l’époque.
Julie Corrençon avait roulé sa curiosité aux quatre coins du monde. Elle travaillait tout à fait comme Pastor l’avait imaginé, s’immergeant dans son sujet, vivant une vie entière à chaque article, repartant à zéro pour le suivant, une existence sans cesse remise en jeu. Enquêtant sur un trafic de cocaïne, elle s’était fait emprisonner volontairement en Thaïlande, dans une prison de femmes dont elle s’était évadée, camouflée sous un monceau de détenues mortes du choléra. Elle avait partagé l’intimité non moins dangereuse d’un ministre de l’Intérieur turc, le temps de mettre en carte l’itinéraire ultrasecret suivi par le pavot local jusqu’aux laboratoires marseillais où la morphine base devient l’héroïne de notre fin de siècle. Elle avait beaucoup écrit sur la drogue. Pastor le nota pour mémoire. Mais elle s’était aussi attaquée à d’autres sujets. Elle avait fait un tour du monde de l’amour, au terme duquel elle concluait que les dernières populations primitives et les révolutionnaires à la veille de leur victoire (mais ça se gâtait dès le lendemain) étaient les seuls à faire un amour qui fût digne de l’amour. Ici, Pastor rêva un instant dans la pénombre de son bureau. Il pensa au Conseiller son père et à Gabrielle. Si Gabrielle avait lu cet article, elle aurait sans aucun doute invité Julie Corrençon à venir les voir pratiquer, son superbe chauve et elle, malgré leur âge avancé. Un jour Pastor les avait surpris : on se serait cru à l’heure de tous les rendez-vous dans une jungle en éruption.
Le dernier article de la Corrençon se présentait sous la forme d’un reportage photographique effectué à Paris six mois plus tôt, et concernant un employé du Magasin, à l’époque où cette énorme boutique était périodiquement secouée par des explosions de bombes. L’employé en question était un type sans âge et curieusement transparent qui répondait au nom de Benjamin Malaussène. Il était salarié par le Magasin pour y remplir la fonction de Bouc Émissaire. Son boulot consistait à endosser tout ce qui clochait dans l’entreprise, et lorsque les clients venaient râler, il prenait une mine si tragiquement douloureuse que la colère faisait place à la pitié, et que les clients lésés repartaient sans demander le moindre dédommagement. Certaines photos montraient un Malaussène et un chef du personnel absolument ravis d’avoir couillonné la clientèle. Suivait une étude chiffrée des économies ainsi réalisées par le Magasin. (Le jeu en valait la chandelle.) Julie Corrençon indiquait aussi le salaire perçu par Malaussène. (Plus que confortable.) L’autre versant du reportage présentait Malaussène en famille. Il y paraissait beaucoup plus jeune et bien mieux défini. Fils aîné d’une famille nombreuse, on le voyait, entouré par les lits superposés de ses frères et de ses sœurs, racontant des histoires qui allumaient littéralement le regard des enfants.
Comme dans tous les autres articles de Julie Corrençon, l’auteur ne s’autorisait pas le moindre jugement de valeur, pas le plus petit point d’exclamation. Sujet, verbe, complément.
L’État Civil apprit à Pastor que Julie Corrençon était la fille unique de Jacques-Émile Corrençon, né le 2 janvier 1901 dans le petit village du Dauphiné qui, près Villard-de-Lans, porte le même nom (Corrençon), et d’Emilia Mellini, ressortissante italienne, née à Bologne, le 17 février 1923. Malgré leur différence d’âge, la maman meurt la première, en 1951, et le papa en 1969.
L’inspecteur Van Thian connaissait le nom de Jacques-Émile Corrençon.
— C’est un type qui ressemblait à ma mère, annonça-t-il à brûle-pourpoint.
(Le vieux Thian aimait surprendre le jeune Pastor. Il y parvenait quelquefois.)
— Il a grandi dans le pinard, lui aussi ? demanda Pastor.
— Non, c’était un gouverneur colonial qui ne croyait pas à la colonisation.
Thian expliqua que le nom de Corrençon avait affleuré pour la première fois l’actualité en 1954, à côté de celui de Mendès France, lors des négociations avec le Viêt Minh, et qu’il avait aussi joué un rôle actif pour l’obtention, la même année, du statut d’autonomie interne en Tunisie. Sous de Gaulle, Corrençon avait continué à travailler dans ce sens en multipliant les contacts avec toutes les clandestinités africaines en quête d’indépendance.