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— Et cet article de la Corrençon tu l’as lu ? demanda Pastor à Van Thian.

Pastor n’aimait pas se laisser surprendre par Thian sans contre-attaquer. Il lança au vieil inspecteur un article agrémenté de photos qui firent passer Thian du jaune au vert.

L’article racontait comment, trimbalée en mer de Chine à la recherche de boat-people sur une embarcation qui ne valait guère mieux que celles des fuyards (photo), Julie Corrençon avait été terrassée par une crise d’appendicite aiguë. (Photo.) On avait dû l’opérer sur place sans anesthésie (photo), et comme tous ses copains tournaient de l’œil les uns après les autres (photo), elle avait fini elle-même ce qu’ils avaient commencé, tenant le bistouri d’une main et un petit miroir de l’autre (photo).

— Ça nous apprend au moins une chose, dit Pastor, quand Thian se fut administré un calmant, c’est que les gars qui l’ont cuisinée avant de la jeter dans la péniche n’ont certainement rien tiré d’elle.

* * *

L’après-midi du même jour, l’inspecteur Pastor essaya pour la dixième fois de dégainer plus vite que son collègue Van Thian. Son arme de service se prit à une maille de son chandail et lui échappa des mains. Le coup partit quand elle toucha le sol. Une balle réglementaire de 7,65 mm frôla les omoplates de Thian, ricocha sur le plafond, arracha au mur une touffe de polyester insonorisant et se calma.

— On recommence, dit Thian.

— On ne recommence pas, dit Pastor.

Au tir posé, quatre des huit balles de Pastor firent un score honorable dans la cible de Van Thian. La cible de Pastor (elle représentait un tireur de carton en position agressive) était intacte.

— Comment fais-tu pour tirer si mal ? demanda Thian avec admiration.

— De toute façon, s’il faut tirer, c’est qu’il est déjà trop tard, répondit Pastor avec philosophie.

* * *

Sur quoi, Pastor fut convoqué dans le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier, son patron. Comme à l’accoutumée, le bureau, rideaux tirés, baignait dans sa verte pénombre impériale. Une secrétaire longue comme un jour sans pain, qui répondait (silencieusement) au prénom d’Élisabeth, servit à Pastor une tasse de café. Élisabeth éprouvait pour le divisionnaire Coudrier une vénération muette dont celui-ci n’abusait pas. Elle entrait et sortait sans le moindre bruit. Elle laissait toujours la cafetière derrière elle.

17

COUDRIER : Merci, Élisabeth. Dites-moi, Pastor…

PASTOR : Monsieur ?

COUDRIER : Que pensez-vous du divisionnaire Cercaire ?

PASTOR : Le patron des stupéfiants ? Eh ! bien, monsieur…

COUDRIER : Oui ?

PASTOR : Disons que je le trouve assez stupéfiant.

COUDRIER : Un sucre ou deux ?

PASTOR : Un et demi, monsieur, je vous remercie.

COUDRIER : En quoi ?

PASTOR : Pardon, monsieur ?

COUDRIER : En quoi trouvez-vous Cercaire stupéfiant ?

PASTOR : C’est un archétype, monsieur, l’archétype du flic de terrain, c’est très rare, un archétype, c’est une sorte de mystère.

COUDRIER : Expliquez-moi ça.

PASTOR : Eh bien, tant d’évidences accumulées sur une même personne finissent par lui faire perdre sa réalité, elle devient aussi mystérieuse qu’une image.

COUDRIER : Intéressant.

PASTOR : La femme sur laquelle j’enquête en ce moment est elle-même un archétype : le reporter-baroudeur-idéaliste. Même le cinéma refuserait d’y croire, à ce point-là.

COUDRIER : « Elle est trop », comme disent mes petits-fils.

PASTOR : Vous êtes grand-père, monsieur ?

COUDRIER : Deux fois, c’est presque un second métier. Elle avance votre enquête ?

PASTOR : J’ai établi l’identité de la victime, monsieur.

COUDRIER : Comment avez-vous fait ?

PASTOR : Caregga la connaissait.

COUDRIER : Parfait.

PASTOR : C’est la fille de Jacques-Émile Corrençon.

COUDRIER : L’homme de Mendès ? Une figure sympathique. Lui-même ressemblait à Conrad. À ceci près qu’il décolonisait.

PASTOR : L’aventure à l’envers.

COUDRIER : Si vous voulez. Encore un peu de café ?

PASTOR : Merci, monsieur.

COUDRIER : Pastor, je crains que mon collègue Cercaire n’ait une nouvelle fois besoin de votre collaboration.

PASTOR : Entendu, monsieur.

COUDRIER : Pour ne pas dire de votre aide.

PASTOR : …

COUDRIER : Dans la mesure du possible.

PASTOR : Cela va sans dire, monsieur.

COUDRIER : Dans le cadre de l’affaire Vanini, Cercaire a mis la main sur un certain Hadouch Ben Tayeb qu’il a pris en flagrant délit. Le Ben Tayeb en question essayait de fourguer des amphétamines à des clients dans le restaurant de son père.

PASTOR : À Belleville ?

COUDRIER : À Belleville. Au cours de l’interrogatoire, Cercaire s’est comporté disons…

PASTOR : En archétype musclé.

COUDRIER : C’est ça. Il est convaincu que Ben Tayeb a participé à l’assassinat de Vanini, ou qu’il couvre quelqu’un.

PASTOR : Et Ben Tayeb ne craque pas ?

COUDRIER : Non. Mais, le plus grave est qu’il vient de passer près d’une semaine à l’infirmerie.

PASTOR : Je vois.

COUDRIER : Une légère bavure, oui. Il faut essayer de nous arranger ça, Pastor, avant que les journalistes ne s’en mêlent.

PASTOR : Bien, monsieur.

COUDRIER : Vous pouvez interroger Ben Tayeb aujourd’hui ?

PASTOR : Tout de suite.

* * *

Dès que Pastor eut pénétré dans le bureau lumineux de Cercaire, l’immense moustachu se leva, un sourire d’égalité aux lèvres, enroula son bras autour des épaules de Pastor qu’il dépassait d’une énorme tête.

— J’ai pas eu l’occasion de te féliciter pour Chabralle, petit, mais j’en suis encore sur le cul.

Il entraîna Pastor dans une sorte de ronde.

— Pour ce qui est de Ben Tayeb, je vais t’expliquer le topo. Ce fils de pute…

Le bureau de Cercaire était beaucoup plus vaste et clair que celui de son collègue Coudrier. Alu et verre partout. La série des diplômes obtenus par Cercaire depuis qu’il envisageait d’être policier décorait ses murs parmi les photographies de promotions, de scoutisme, de monômes de la fac de Droit. On voyait aussi le divisionnaire en compagnie de telle ou telle gloire du Barreau, du chaud bisenesse ou de la politique. Sur des étagères de verre étaient alignées les coupes gagnées à divers concours de tir, et le mur d’en face s’honorait d’une belle collection d’armes de poing, dont un petit pistolet à quatre canons qui arrêta une seconde le regard de Pastor.

— Un Remington-Elliot Derringer calibre 32 à percussion annulaire, expliqua Cercaire, l’arme des flambeurs vigilants.

Puis, comme ils passaient devant un petit réfrigérateur encastré entre deux classeurs d’aluminium :

— On se fait une canette ?

— Pas de refus.

Pastor s’était toujours bien entendu avec les malabars. Sa petite taille ne leur faisait pas d’ombre et la vivacité de son esprit les engageait à lui faire la cour. Dès la Maternelle, Gabrielle et le Conseiller avaient appris au petit Jean-Baptiste à ne pas avoir peur du muscle. Souvent, au lycée. Pastor avait joué le rôle de poisson pilote auprès de ces grands squales qui paraissaient tous atteints d’une myopie de l’âme.

— Comme je te le disais, ce salopard de Tayeb fils de Tayeb m’a un peu énervé.