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— On le lui demandera.

* * *

Julie Corrençon habitait au-dessus d’un atelier de confection à peu près honnête. Le seul du quartier à ne pas lâcher ses ouvriers turcs plus de deux heures après l’horaire syndical. Personne, dans l’atelier, ne se rappelait avoir entendu le moindre bruit dans l’appartement du dessus.

— La seule chose qu’on entend quelquefois, déclara le patron (un brave type en or massif), c’est la frappe d’une machine à écrire.

— Depuis combien de temps ne l’avez-vous pas entendue ?

— Peux pas dire, une quinzaine peut-être…

— Et la locataire, ça fait longtemps que vous ne l’avez pas vue ?

— On la voit rarement. Dommage, d’ailleurs, une sacrée belle pièce !

* * *

Il s’était mis à pleuvoir. Un vrai déluge de printemps, en plein hiver. Une pluie brutale et glacée. Pastor conduisait en silence.

Thian demanda :

— Tu as remarqué la carcasse d’une machine à écrire, dans ces ruines ?

— Non.

— Elle l’emporte peut-être avec elle pour bosser ?

— Peut-être.

Cette pluie… c’était cette même pluie que Pastor avait traversée pour son ultime rendez-vous avec Gabrielle et le Conseiller. « Laisse-moi trois jours », lui avait demandé le Conseiller, « dans trois jours, viens, tout sera en règle. »

— Si on passait au Magasin ? proposa Pastor tout à coup.

— Au Magasin ?

— Le lieu du dernier article de la Corrençon. C’est là que Malaussène travaillait comme Bouc Émissaire.

— Bouc Émissaire ? Qu’est-ce que c’est que ces salades ?

— Je t’expliquerai en route.

* * *

Au Magasin, le jeune directeur du personnel, tiré à quatre épingles, et qui répondait au nom médiéval de Sinclair, ne leur apprit pas grand-chose.

— Ce n’est pas sérieux, j’ai déjà eu à m’expliquer là-dessus avec certains de vos collègues, nous n’avons jamais utilisé ce Malaussène comme Bouc Émissaire. Il remplissait chez nous la fonction de Contrôle Technique, et on ne devait qu’à son caractère cette manie abjecte de pleurer devant la clientèle.

— C’est tout de même à cause de cet article écrit par Julie Corrençon que vous avez lourdé Malaussène, non ? demanda Thian.

Le jeune directeur avait sursauté. Il ne s’attendait pas à ce que cette Vietnamienne lui posât une question. Et moins encore avec la voix de Gabin.

La pluie tambourinait au-dessus de leur tête, sur la grande verrière du Magasin. Une pluie d’hiver avec une obstination tropicale. « Je n’aurais jamais pu être commerçant, songeait Pastor, il faut avoir réponse à tout. » Il se rappela une phrase de Gabrielle : « Cet enfant ne donne jamais de réponses. Il ne sait que poser des questions. » « Il y répondra en bloc un jour », avait prophétisé le Conseiller.

— Pensez-vous que Malaussène ait pu se venger de la journaliste, après s’être fait renvoyer ? demanda Pastor.

— C’est assez dans son caractère, oui, répondit le jeune directeur.

* * *

Pastor semblait épuisé. Thian avait tenu à prendre le volant.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette pluie, bordel, c’est le Vietnam ?

Pastor se taisait.

— Une histoire drôle, gamin ?

— Non merci, ça ira.

— Je te largue au bureau et je retourne dans ma montagne. Quelques petits trucs à vérifier de mon côté. On se retrouve ce soir à l’heure des rapports, d’accord ?

* * *

Ce fut la sonnerie du téléphone qui accueillit Pastor dans son bureau.

— Allô, Pastor ?

— Pastor.

— Cercaire, ici, tu connais la meilleure, petit ?

— Je vais la connaître.

— Tout de suite après ton départ, j’ai reçu un coup de téléphone de la Mairie du Onzième.

— Ah oui ?

— Oui, le service de Santé. Les infirmières municipales. Figure-toi que Malaussène utilise les vieux pour se procurer des amphétamines aux frais de la municipalité.

— Malaussène ? fit Pastor, comme s’il entendait ce nom pour la première fois.

— Oui, le type auquel Ben Tayeb allait fourguer sa pharmacie quand je l’ai sauté. Il s’appelle Malaussène.

— Et qu’est-ce que vous allez faire ?

— Laisser filer la ligne, petit, ce n’est pas encore le moment de ferrer.

— …

— Pastor ?

— Oui ?

— Crois-moi, t’es pas encore bien grand, mais t’es déjà un sacré flic !

Pastor raccrocha l’appareil lentement, comme s’il eût été d’une grande fragilité.

21

De l’eau bouillant sur la cuisinière, le four occupé pour le dîner, mais pas de Clara, pas de Rognon. Le livre d’histoire de Jérémy ouvert sur la table, sans Jérémy. À côté de lui le cahier d’écriture du Petit, un beau pâté au milieu de la page, où est le Petit ? Les cartes de Tarot sur le guéridon de Thérèse, éventail déployé de l’avenir, et Thérèse ? Et Merlan ? Et Semelle ? Et Risson ?

Maman, qui finit tout de même par me reconnaître, dit :

— Ah ! c’est toi, mon grand, tu sais déjà ? Qui t’a prévenu ?

Elle essuie ses larmes d’un revers si lent que le soleil pourrait se coucher.

— Prévenu de quoi, maman ? Nom de Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?

D’un geste du menton, elle désigne la grande table et murmure :

— C’est Verdun.

Comme un con, dans l’état où je suis, pluie et sang mêlés, je pense d’abord à la bataille. Pour moi, c’est Verdun depuis un certain temps.

— Il était en train de faire faire sa page d’écriture au Petit, et il est tombé, là, le front sur le cahier.

Derrière moi, la porte est encore ouverte. Un courant d’air mouillé soulève justement une page du cahier, qui retombe, comme si elle n’avait plus la force. Je pense « Verdun », « Verre d’un », « Vert daim », et ce putain de mot ne veut pas me donner son sens. « Ça doit être un sacré problème pour les étrangers… »

— Regarde, mon grand, tu t’es coupé, je vais te faire un pansement. Ferme donc la porte, tu veux ?

Obéissant, le fils ferme la porte, qui reste néanmoins ouverte vu que j’ai pété un carreau. Au milieu du cahier, il y a un pâté. Comme une explosion bleue au-dessus de Verdun.

— Verdun a eu un malaise ?

Ça y est, j’ai compris.

— Verdun est en train de mourir.

J’apprends ça. Oui, j’apprends ça, et, encore aujourd’hui, j’entends le soulagement de ma voix quand je demande :

— C’est tout ? Il ne s’est rien passé d’autre ?

Et je revois le regard de maman. Pas un regard scandalisé, non, pas le genre : « Dieu, mon aîné est un monstre ! », mais un de ces regards comme si c’était moi, le mourant. Elle s’est levée avec cette apesanteur étrange, surtout quand elle est enceinte, ce côté apparition (un mouvement d’elle et tout se met silencieusement en ordre dans la maison). Elle a dégoté une immense serviette et me sèche entièrement pendant que mes vêtements trempés tombent à mes pieds. Nu, le fils devant la mère.

— Ils t’ont laissée toute seule ?

Comme c’est vivant, un sparadrap qui vous barre le front !

— Ils l’ont emmené à l’Hôpital Saint-Louis.

Elle a fait de mes vêtements une boule de papier mâché, et revient avec tout ce qu’il faut de sec et de chaud.

— Ils ont tenu à l’accompagner, et tu devrais les rejoindre, ils doivent avoir besoin de toi, là-bas. Bois ça. Tu as couru ?