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Viandox. Décoction de squelettes broyés. C’est la vie. Et c’est bouillant.

* * *

Verdun, mon vieux Verdun, c’est pourtant vrai, aucune nouvelle au monde ne m’aura soulagé davantage que celle de ta mort prochaine. Je te le dis tout net, dans le taxi qui me trimballe vers l’hosto, pour qu’arrivé là-haut tu commences dès maintenant à plaider ma cause. Tu ne m’en voudras pas, toi, d’avoir préféré ta mort à une autre, tu as trop su ce que c’était, toi, l’explosion des uniformes qui n’étaient pas le tien. Mais l’Autre, là-haut, la Gigantesque Enflure, il ne sait pas, Lui, pas fait la guerre, juste assisté, de très haut, et par ici les âmes vaillantes, pas fait l’amour non plus, Tout Amour paraît-il, par conséquent ne sachant rien de l’abjecte hiérarchie de l’amour qui fait qu’on préfère la mort d’un Verdun à celle d’une Julia…

Or, Julia, je le sais maintenant grâce à toi, Julia est immortelle ! S’ils se sont acharnés sur son appartement, c’est qu’ils n’ont pas pu mettre la main sur elle, s’ils ont torturé ses meubles, c’est qu’elle leur a filé entre les doigts, ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant avec son pedigree d’aventurière insaisissable. Même moi, je n’arrive pas à la bloquer dans un plumard. Dis-Lui bien ça, Verdun, de ma part, qu’il me paiera cher ce soulagement, à l’heure des comptes ! Et tant que tu y es, dis-Lui aussi que je Lui ferai payer la grippe espagnole de ta petite Camille, de t’avoir aidé à traverser tout vif cinq années de tornade en acier, pour lâcher cette dernière rafale (Ô le Raffiné Sublime) : la grippe espagnole, et tuer ta petite, ta petite à toi, la fillette pour qui tu t’étais si bien appliqué à rester vivant !

Ainsi gambergé-je véhémentement, dans le taxi qui me mène à Verdun, m’adressant à Celui qui, s’il existe, prouve que le fumier est bien, comme on s’en doutait, à l’origine du monde, et qui, s’il n’existe pas, Innocence donc, est plus utile encore, Bouc comme moi, Bouc Émissaire, à l’origine de rien mais responsable de tout. Sur le pare-brise, les essuie-glaces tranchent dans la tempête. On dirait qu’ils sont notre seul moyen de propulsion. Le chauffeur en veut comme moi au Très-Haut. Cette flotte, paraît-il, n’est pas de saison, et, d’après lui, Il doit carburer à autre chose, là-haut, l’Autre, avec ses anges !

— Arrêtez !

J’ai gueulé ça si fort que, tous freins écrasés, le taxi fait une jolie courbe sous la tornade.

— Qu’est-ce qui vous prend, nom de Dieu ?

— Attendez-moi une seconde !

Je saute dans la pluie et me rue vers la petite forme, tassée là, comme en prière, au pied d’une gouttière qui dégueule à flots.

— Jérémy ! Qu’est-ce que tu fous là ?

À genoux dans le torrent, éclaboussé jusqu’aux yeux par la flotte qui jaillit comme d’un pipe-line dynamité, le môme se retourne vers moi et dit :

— Tu vois bien, je remplis une bouteille.

Aussi peinard que si on avait eu rendez-vous sous ce tuyau.

— C’est la dernière bouteille de Verdun, Ben, le cru de cette année, faut qu’il parte avec.

Coups de klaxon furibards du taxi.

— Magne-toi, Jérémy, tu vas attraper la crève !

Ses mains sont bleues et la bouteille à moitié pleine seulement.

— C’est la faute à ce gros con, en face. Il a fallu que je lui achète une vraie bouteille et que je la vide. L’a même pas voulu me prêter un entonnoir, l’enfoiré !

Le « gros con », c’est le crémier du trottoir d’en face. Il a rameuté sa caissière d’épouse et ses quelques clients pour fendre leur sale gueule collective sur le pas de sa porte. Comme mon taxi se sent un peu seul, il entrouvre son carreau et s’associe :

— S’cusez, m’sieurs-dames, mais l’hosto, là, devant, c’est Saint-Louis ou Sainte-Anne ?

Toujours la même histoire : quand c’est à soi qu’on en veut, ce sont les autres qui mordent. Je fais donc le tour du taxi en trois gerbes de flotte, et j’enfourne un billet de cent balles dans la grande gueule ouverte qui se marre.

* * *

Les infirmières de la réception croient à l’invasion des hommes-grenouilles.

— Eh ! vous ne pouvez pas entrer comme ça !

Mais elles ont beau nous poursuivre, nous, on poursuit. Je ne vois pas très bien ce qui pourrait nous arrêter.

— Vous dégueulassez tout !

— Et encore, répond Jérémy, on a enlevé nos palmes !

Puis :

— C’est par là, Ben, magne ton gros cul.

Distancées, les filles laissent tomber. Elles ont dans les yeux un cauchemar de serpillière.

— On tourne et c’est au bout du couloir, annonce Jérémy.

On tourne, mais, au milieu du couloir, on bute contre un vrai meeting. Celui qui gueule le plus fort est un petit mec en blouse blanche dont la voix m’est familière : une voix professionnelle qui gueule calmement.

— À droguer cette fille comme ça depuis dix jours, Berthold, vous allez transformer son cerveau en sauce blanche, c’est moi qui vous le dis !

Un de ses doigts est tendu vers une gigantesque asperge à tête cramoisie, et il désigne l’intérieur d’une chambre où une forme gît dans un lit blanc, hérissée de tentacules diaphanes.

— Et moi je vous répète que si on la réveille d’un coup, elle claque. Je ne prendrai pas ce risque, Marty.

(Marty ! C’est le petit toubib qui, l’année dernière, a recollé le doigt que Jérémy s’était fait sauter en foutant le feu à son bahut.)

— C’est pour vos fesses que vous prenez des précautions, Berthold, et pour le coussin doré que vous avez placé dessous ! Mais si cette fille se réveille un jour, avec les saloperies que vous lui balancez dans les veines, votre tête ou votre cul, pour elle, ce sera du pareil au même.

Querelle de carabins sur dosage d’un traitement. Les autres blouses blanches doivent être des étudiants ou des sous-fifres. La tension est telle qu’ils n’osent même pas se marrer intérieurement.

— Allez vous faire mettre, Marty, après tout ce n’est pas votre service, que je sache.

— Que je sache, mon cher Berthold, si c’était mon service, je ne vous en confierais même pas les chiottes.

On en est là de cet échange thérapeutique quand brusquement, Jérémy, debout dans sa flaque, et sa bouteille toujours à la main, se met à gueuler :

— Chaud devant, bordel, on n’a pas que ça à faire !

Silence général. Marty se retourne.

— Ah, c’est toi !

Il prend la main du môme comme s’il l’avait quitté la veille, examine le doigt vite fait et dit :

— On dirait que tu es recollé, dis donc. Qu’est-ce que tu nous prépares comme nouvelle connerie ? Une double pneumonie ?

Bizarrement, Jérémy lui montre son litron.

— Il me faudrait une étiquette pour cette bouteille, docteur.

Puis :

— On a un vieil ami qui meurt, au bout du couloir, vous ne voudriez pas venir avec nous ?

* * *

Louna, Laurent, le Petit, Clara, les grands-pères, ils sont tous là, et Thérèse, au pied du lit, la main de Verdun dans la sienne. Verdun. On lui a passé la blanche chemise. La première tentacule d’hôpital a déjà poussé à son bras gauche, reliée à un goutte-à-goutte qui pend au-dessus de sa tête. Il n’est pas tout à fait couché, il n’est pas tout à fait assis. Sardanapale mollement étendu dans les trois nuages de plumes que Louna a glissé sous son dos. Louna, à qui je chuchote de rentrer dare-dare à la maison pour ne pas laisser maman seule, s’esbigne discrètement en emmenant le Petit. Jérémy, qui a rempli et collé son étiquette sur la bouteille, grimpe sur le lit et la glisse sous le bras de Verdun. « Eau de pluie. Dernier hiver. » Sans un mot.