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— Moi aussi, je t’ai fait une petite cachotterie.

— On ne pourrait pas continuer à vivre ensemble si on ne se réservait pas des surprises. C’est ça, les couples prévoyants, non ?

— La fille, sur les photos que Malaussène a laissé tomber, son visage me disait quelque chose.

— Copine d’école ? Petite frangine de communion ? Premier amour ? Passion d’un soir ?

— Non, fichée aux stups, tout simplement. Sa photo m’était déjà passée sous les yeux… J’ai demandé à Caregga de vérifier discrètement pour moi.

— Discrètement ?

— Je ne travaille pas pour Cercaire.

— Résultat ?

— Confirmation. Une revendeuse tombée il y a cinq ans à la porte du lycée Henri IV. Elle s’appelle Édith Ponthard-Delmaire, c’est la fille de l’architecte. Tu peux me donner un coup de main, là-dessus, Thian ? Il faudrait la repérer et la filer dans les jours qui viennent. Tu pourrais ? À tes moments perdus ?

— Bien sûr. Une seringueuse, hein ? Une troueuse de gosses. Décidément, il fréquente du beau monde, Malaussène…

— Oui. Il faudra lui rendre visite. Là aussi, j’ai besoin de ton aide, Thian. Tu contiendras la famille en bas pendant que je visiterai sa chambre en haut. Il y planque certaines photos dont je pourrais avoir besoin.

— D’où tu tiens ça, gamin ?

— Hadouch Ben Tayeb, le gars que j’ai interrogé cet après-midi.

* * *

Puis, vint l’heure où l’inspecteur Van Thian collait ses vignettes sur ses feuilles de Sécurité sociale. C’était un rituel bihebdomadaire qu’il pratiquait depuis la mort de sa femme Janine. Douze ans de ça. « Heureusement que ton Conseiller de père a inventé la Sécu ! »

* * *

« Rien inventé du tout », grommelait le Conseiller quand il lisait cette phrase dans les journaux, « juste fédéré après guerre les caisses qui existaient déjà ». Mais, la Sécu, c’était l’œuvre de sa vie, et cela, le Conseiller ne pouvait le nier. Un jour, Pastor lui avait demandé d’où lui venait ce dévouement pour le Service Public. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de vivre paisiblement à l’abri de sa fortune et dans la passion de Gabrielle ? « Parce qu’il faut payer un impôt sur l’Amour, mon garçon. Le bonheur individuel se doit de produire des retombées collectives, faute de quoi, la société n’est qu’un rêve de prédateur. » Et, une autre fois : « J’aime à croire qu’un malade est intégralement remboursé chaque fois que je baise Gabrielle. » « Un seul ? » avait demandé Pastor. Pastor s’était souvent demandé si son adoption par ce vieux couple sans faille n’était pas elle-même un « impôt sur l’amour ». Et puis non, l’âge venant, il avait compris que c’était autre chose : il était leur témoin, le Vendredi de leur île privée. Qui saurait jamais, autrement, qu’un homme et une femme s’étaient aimés en ce bas monde ? « Et toi, demandait Gabrielle, quand tomberas-tu amoureux ? » « Quand je rencontrerai une apparition », répondait Pastor.

* * *

Longtemps après le départ de Thian, aux abords de l’aube — la pluie avait enfin cessé de tomber : téléphone. Coudrier.

— Pastor ?

— Monsieur ?

— Vous ne dormiez pas ?

— Non, monsieur.

— Que diriez-vous d’un petit déjeuner dimanche matin avec moi, histoire de faire le point ?

— Volontiers, monsieur.

— En ce cas retrouvez-moi à neuf heures au café du drugstore Saint-Germain.

— En face des Deux Magots ?

— Oui, c’est là que je petit déjeune tous les dimanches.

— Entendu, monsieur.

— À dimanche, donc ; ça vous laisse quelques jours pour peaufiner votre rapport.

23

Mlle Verdun Malaussène : portrait d’un nourrisson. 3 jours déjà !

C’est gros comme un rôti de famille nombreuse, rouge viande tout comme, soigneusement saucissonné dans l’épaisse couenne de ses langes, c’est luisant, c’est replet de partout, c’est un bébé, c’est l’innocence. Mais gaffe : quand ça roupille, paupières et poings serrés, on sent que c’est dans le seul but de se réveiller, et de le faire savoir. Et, quand ça se réveille : c’est Verdun ! Toutes les batteries soudain en action, le hurlement des shrapnels, l’air n’est plus qu’un son, le monde tremble sur ses fondations, l’homme vacille dans l’homme, prêt à tous les héroïsmes comme à toutes les lâchetés pour que ça cesse, pour que ça retrouve le sommeil, même un quart d’heure, pour que ça redevienne cette énorme paupiette, menaçante comme une grenade, certes, mais silencieuse au moins. Ce n’est pas qu’on dorme soi-même si elle se rendort, on est bien trop occupé à la surveiller, à prévoir ses réveils, mais au moins les nerfs se détendent un peu. L’accalmie, le cessez-le-feu… la respiration de la guerre. On ne dort que d’un œil et sur une oreille. Dans notre tranchée intime, le guetteur veille. Et, dès le premier sifflement de la première fusée éclairante, à l’assaut, bordel ! tous à vos biberons ! repoussez-moi cette offensive ! des couches, les infirmières, des couches, nom de Dieu ! Ce qui est englouti d’un côté déborde presque aussitôt de l’autre, et les hurlements de la propreté bafouée sont encore plus terrifiants que ceux de la famine. Des biberons ! Des couches !

Ça y est, Verdun s’est rendormie. Elle nous laisse debout, hébétés, chancelants, l’œil vide fixé sur l’ample sourire de sa digestion. C’est le sablier de son visage, ce sourire. Il va se rétrécir peu à peu, imperceptiblement, les commissures vont se rapprocher, et, quand la bouche toute rose ne sera plus qu’un poing noué, le clairon sonnera le réveil des troupes fraîches. De nouveau, le long hurlement vorace jaillira des tranchées pour investir les cieux. Et les cieux répondront par le pilonnage de toutes les artilleries : voisins cognant au plafond, martelant à la porte, jurons explosant dans la cour de l’immeuble… Les guerres sont comme les feux de broussailles, si on n’y prend garde, elles se mondialisent. Trois fois rien d’abord, une petite explosion dans le crâne d’un Duc, à Sarajevo, et cinq minutes après tout le monde se fout sur la gueule.

Et ça dure…

Verdun n’en finit pas.

Trois jours déjà.

Ce que Jérémy, les yeux au milieu de la figure, résume par cette question exténuée en se penchant sur le berceau de Verdun :

— Mais ça ne grandit donc jamais ?

* * *

La seule à passer indemne au travers de la tourmente, c’est maman. Elle dort, maman. Les légions innombrables lâchées par Verdun sur notre territoire familial l’épargnent ! Convention de Genève. Maman dort. Aussi loin que je me souvienne, après chaque naissance, maman a toujours dormi. Elle a dormi six jours après la naissance de Jérémy. Son record. Tout le contraire du bon Dieu, elle s’est réveillée le septième. Et elle m’a demandé :

— Alors mon grand, à quoi ressemble-t-il, ce petit ?

Aussi bien, comme on dit dans les beaux livres, aucun des enfants Malaussène ne peut-il se vanter d’avoir connu les seins de sa mère. Julia y voit l’origine de ma vénération pour ses propres mamelles. « Julie, prête-moi tes mamelles ! » Rire de Julia, jaillissement de ses blanches collines par l’ouverture de sa robe croisée : « Viens là, mon doux chéri, tu es chez toi. » (« Mon doux chéri »… oui, c’est moi. Où te caches-tu, Julie ?)

Or donc, la petite Verdun envoie ses divisions affamées à l’assaut, et maman dort. On serait légitimement en droit de lui en vouloir. Des équipages se sont mutinés pour moins que ça. Pourtant, notre seul souci, lorsque nous calmons Verdun, c’est de ne pas réveiller maman. Et, quand nous craquons vraiment, c’est à contempler son sommeil que nous reprenons nos forces. Maman ne se contente pas de dormir. Maman redevient. Appuyé au chambranle de sa porte, chaque combattant exténué peut assister là au retour en force de la beauté paisible.