— Oui ? dis-je enfin, vous vouliez me parler, madame ?
Ce qu’elle voulait, c’était faire la connaissance de Stojilkovicz. Elle s’appelait madame Hô. Elle était la voisine de la veuve Dolgorouki — porte d’en face, précisa-t-elle, sur le même palier. Depuis la mort de son amie elle se sentait trop seule et souhaitait participer aux virées des vieilles dames organisées par Stojil dans son autobus. Elle-même était veuve.
— Rien de plus facile, je dis. Je lui en parlerai, et il passera vous prendre dimanche matin. Soyez à neuf heures au croisement du boulevard de Belleville et de la nie de Pali-Kao.
Elle a fait oui de la tête, toute ravie. Elle a sorti une liasse de billets qu’elle m’a secouée sous le nez avec son petit rire made in là-bas.
— Moah peug payer ! hi hi hi ! dj’eï beaucoupe argdjient !
Risson et moi en sommes restés comme deux ronds de flanc. Il y en avait au moins pour trois ou quatre mille balles, là-dedans.
— C’est inutile, madame Hô, Stojilkovicz ne se fait pas payer ; c’est gratuit.
Il se passe alors trois événements simultanés. Jérémy se pointe avec le biberon enfin prêt et le plante dans le museau de Verdun avant qu’elle ait le temps de regretter les bras de la Vietnamienne ; Thérèse, qu’on avait complètement oubliée, sort de son coin pour venir doucement prendre la vieille par la main et l’attire jusqu’à son guéridon où elle commence aussi sec à lui parler avenir ; pendant que le téléphone sonne au présent.
— Malaussène ?
Je reconnais cette crécelle. Manquait plus que la Reine Zabo des Éditions du Talion, ma sainte patronne devant les Belles Lettres, pour compléter le tableau.
— Oui, Majesté, c’est bien moi.
— Fini de vous les rouler, Malaussène, il va vous falloir reprendre du service, et du meilleur, je vous préviens tout de suite !
— C’est si grave que ça ? je demande, à tout hasard.
— Catastrophique, la tuile du siècle, on est dans la merde jusqu’au cou, c’est le moment où jamais d’utiliser vos talents de bouc émissaire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ponthard-Delmaire, vous vous rappelez ?
— Ponthard-Delmaire, l’architecte ? Le roi des jolis mots coulés dans le béton ? Comme si c’était hier.
— Eh bien, le bouquin de lui que nous devons éditer est foutu.
(Ça y est, je commence à piger. Il va falloir que j’aille trouver ce poussah et me prendre une avoine pour une connerie que je n’ai pas faite moi-même.)
— Le chauffeur qui devait porter la maquette à l’imprimerie a eu un accident. Sa voiture a brûlé et le bouquin avec.
— Et le chauffeur ?
— Vous êtes amateur de faits divers, Malaussène ? Il est mort, bien sûr. L’autopsie a montré qu’il était bourré de je ne sais quelle drogue jusqu’aux yeux. Un jeune crétin.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi, au juste, Majesté ? Que j’aille trouver Ponthard-Delmaire, que je lui avoue que nos convoyeurs crèvent d’overdose à leur volant, et qu’en conséquence, si sa précieuse camelote est détruite, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ?
— J’espère pour vous que vous trouverez quelque chose de plus intelligent à dire.
(Ça ne rigole pas du tout au bout du fil. Et, pour que j’en prenne bien conscience, ça entame le chapitre des comptes.)
— Avez-vous la moindre idée de la quantité de fric investie dans ce livre, Malaussène ?
— Probablement dix fois plus qu’il ne vous en rapportera.
— Erreur, mon garçon. Tout ce que nous pouvons gagner sur ce livre est déjà dans notre caisse. Colossales subventions de la ville de Paris pour promouvoir LE bouquin d’archi qui annonce sans ambiguïté ce que sera le Paris de demain. Substantielle rallonge du ministère des Travaux Publics qui prône une politique de la transparence dans ce domaine.
— Tu parles…
— Taisez-vous, imbécile, et faites comme moi : comptez ! Je continue. Gigantesque budget publicitaire investi par le Cabinet d’Architecture Ponthard soi-même ! Droits internationaux d’ores et déjà vendus à quinze pays soucieux de ne pas déplaire à un philanthrope qui les inonde de chantiers.
— Etc., etc.
— Comme vous dites, Malaussène. (Puis, brusquement sur le ton de la plus profonde commisération :) Je me suis laissé dire que vous aviez un chien épileptique, mon garçon ?
Là, assez scié, je suis. Aussi me tais-je. Ce qui permet à la Reine Zabo de reprendre, toujours dans la douceur :
— Et une famille passablement nombreuse, non ?
— Si, dis-je. Elle vient même de s’agrandir considérablement.
— Ah ! un heureux événement ? Je m’en réjouis très sincèrement pour vous.
Encore un peu et elle va sauter à pieds joints en battant ses paluches d’éternelle petite fille à l’autre bout du fil.
— Vous voulez que je vous fasse la liste de mes autres maladies, Majesté ?
Silence. Long silence téléphonique. (Les pires.) Puis :
— Écoutez-moi bien, Malaussène. Il nous faut environ un mois pour recomposer ce foutu livre. Or, Ponthard-Delmaire attend ses épreuves mercredi prochain. Et la sortie du livre a été prévue pour le 10.
— Et alors ?
— Alors ?… Alors, vous allez prendre votre nouveau-né sous un bras, votre chien épileptique sous l’autre, vous allez habiller votre Sainte Famille de guenilles, et mercredi prochain, vous irez vous traîner à genoux chez Ponthard-Delmaire auprès de qui vous ferez si bien votre travail de bouc émissaire que, pris de pitié, il nous accordera le mois de sursis qui nous est indispensable. Pleurez, mon cher, pleurez de façon convaincante, soyez un bon bouc.
(Inutile de discuter.) Je demande juste :
— Et si j’échoue ?
La réponse arrive, on ne peut plus claire :
— Si vous échouez, il nous faudra rembourser cette montagne de fric, que nous avons déjà investi ailleurs, et je crains fort que les Éditions du Talion ne soient contraintes de faire sauter quelques gros salaires.
— Dont le mien ? (Question idiote.)
— En priorité.
Clic, et fin de la communication. Je dois faire une drôle de bouille en raccrochant à mon tour, car Thérèse, toujours occupée à lire la main de la Vietnamienne, lève les yeux sur moi :
— Des problèmes, Ben ?
— Oui, des problèmes que tu n’avais pas prévus.
24
C’est avec une insondable horreur que Thian avait senti la main glacée de cette longue fille se saisir de la sienne. Il avait failli la retirer comme s’il l’avait laissée tomber dans un nœud de vipères. Mais le flic, en lui, s’était retenu à temps. Il lui fallait rester le plus longtemps possible dans ce repaire de camés — Dieu de Dieu les gueules qu’ils se payaient ! Même le gosse de douze ou treize ans tremblait comme une feuille —, écouter la conversation téléphonique, bref, ratisser le maximum de renseignements, quitte à se faire peloter les paumes par la diseuse de bonne aventure. Et contenir le plus longtemps possible la famille en bas, pendant que, là-haut, Pastor fouillait la chambre de Malaussène.
— Vous n’êtes pas une femme, vous êtes un homme.
Ç’avait été les premières paroles de la fille. Chuchotées, heureusement, mais avec un arrière-ton très déplaisant de vieille instite rancie dans le célibat. Thian fronça les sourcils.
— Vous êtes un homme déguisé en femme par passion de la vérité, expliqua l’instite.
Malgré lui, Thian sentit ses yeux s’arrondir dans la mesure de leur possible.
— Vous avez toujours eu la passion de la vérité, continuait la jeune vieille sur le même ton pédago-virginal.