Pendant ce temps, Malaussène, au téléphone, demandait si c’était « si grave que ça ». Thian décida de ne plus écouter le squelette extra-lucide et de consacrer toute la surface de ses oreilles à la conversation téléphonique. « Qu’est-ce qui se passe ? » demandait Malaussène. Il y avait comme de l’angoisse, dans sa voix.
— Et pourtant, vous vous mentez à vous-même, dit la diseuse.
« Ponthard-Delmaire, l’architecte ? » disait Malaussène dans le téléphone. Le flic sursauta en Thian. C’était le nom de la fille qui figurait sur la photo de Malaussène et dont Pastor avait retrouvé le dossier aux stups : Édith Ponthard-Delmaire. Trois jours à présent que Thian la filait, cette petite salope. Et en trois jours, il avait bien dégoté de quoi l’envoyer dix ans à l’ombre.
— Oui, vous vous mentez à vous-même en vous inventant des maladies que vous n’avez pas, déclare Thérèse.
Les oreilles de Thian lâchèrent un instant la conversation téléphonique. (« Que je n’ai pas, que je n’ai pas… qu’est-ce que t’en sais ? »)
— Mis à part les dégâts causés par l’incroyable quantité de médicaments que vous ingurgitez, vous êtes en parfaite santé, continuait l’imperturbable miss futur.
(« Je vais quand même pas me laisser faire la leçon par cette engeance de camée ? ») L’hypocondriaque débusqué fulminait dans le cœur du flic. Mais, une phrase de la conversation téléphonique explosa soudain dans sa cervelle : « lui avouer que nos convoyeurs crèvent d’overdose à leur volant »… disait Malaussène.
— C’est depuis la mort de votre femme que vous vous croyez malade.
Ici, le regard de la voyante rencontra enfin celui du sceptique. Elle lut sur son visage un mélange de surprise et de douleur. Thérèse connaissait bien ce qu’elle appelait « cet instant de vérité » où ce qui n’est plus vient s’imprimer soudain sur ce qui est là, et qu’on appelle « visage ». Le reste de la conversation téléphonique échappa complètement à Thian. La main de la jeune fille n’était plus froide. Elle massait doucement la paume du vieil homme, et, pour la première fois depuis douze ans, Thian sentit sa main s’ouvrir complètement.
— Cela arrive souvent, disait Thérèse, de s’inventer des maladies après un deuil. C’est une façon de se sentir moins seul. On se dédouble, si vous voulez. On se soigne comme si on était un autre. On est de nouveau deux : celui que je suis et celui que je soigne.
Toujours cette même voix revêche et sans sourire. Mais les mots se posaient en Thian avec une douceur de flocons, pour s’y dissoudre et « l’imprégner de vérité ». (Je suis complètement con, se disait Thian, je deviens gâteux, je ferais beaucoup mieux d’écouter l’autre parler dans son téléphone…)
— Mais votre solitude va bientôt prendre fin, dit Thérèse, et je vois devant vous un avenir de bonheur, de vrai bonheur familial.
Rien à faire, la conversation téléphonique se déroulait désormais très loin de Thian. Thian sentait son corps tout entier s’abandonner dans la main de la fille. Le même genre d’apaisement qu’il éprouvait, jadis, quand, rentrant du bureau tout noué par une enquête foireuse, il abandonnait son corps minuscule à la grande paluche amoureuse de Janine. Comme il l’avait aimée, sa géante !
— Mais avant cela, il vous faudra subir une vraie maladie. Très grave, et très vraie.
Thian émergea de son rêve, une sueur glacée entre les omoplates.
— Quel genre de maladie ? prononça-t-il avec juste ce qu’il fallait de distance ironique.
— Une maladie provoquée par votre quête de vérité.
— Mais encore ?
— Vous serez atteint de saturnisme.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est la maladie qui entraîna la chute de l’Empire romain.
Maintenant, Thian se tapait la tête contre les murs de son appartement de veuve, rue de Tourtille. Le charme était retombé et Thian émergeait, mesurant toute l’étendue de sa faute. Écouter les salades prévisionnelles de cet épouvantail pendant que l’autre, le Malaussène, se dépoilait sans méfiance au téléphone ! Fallait-il être con, bordel de Dieu, et d’une connerie criminelle encore ! Parce que c’était bien de dope qu’il parlait, Malaussène, avec sa gueule ravagée et tous ces mômes détruits autour de lui ! L’adolescente qu’il appelait Clara, par exemple… Bon Dieu la tête de cette enfant ! Et qu’elle avait dû être jolie, avant ! Et le gamin exténué, avec le bébé dans les bras ! Et le bébé ! Le bébé ! Les hurlements que ce nourrisson poussait, pendant que Thian frappait à la porte. Et comme il s’était apaisé dans ses bras ! Le cœur de Thian s’en était brisé net. Retirer ce bébé de là illico, mettre la DDASS sur le coup. Confier le grand-père à une institution qui puisse réparer ce qui en restait. Ce doux grand-père aux yeux si creux et aux cheveux si blancs qui s’était timidement approché de Thian au moment où il partait et qui lui avait tendu un petit bouquin rose : « Pour lire, pour être moins seule… »
Thian sortit le petit livre de sa poche. « Stefan Zweig, Le joueur d’échecs. » Il contempla un long moment la couverture rose et souple. « C’est un livre sur la solitude, avait dit le grand-père, vous verrez… »
Thian jeta le bouquin sur le lit. « Je demanderai au gamin de me le résumer… » Et Thian pensa à Pastor. Pastor ne l’avait pas attendu. Avait-il trouvé des photos dans la chambre de Malaussène ? Thian avait tout de même pas mal de choses à apprendre au gamin pour son rapport de ce soir. Malaussène était en cheville avec Ponthard-Delmaire le père, et leur cuisine tournait autour de la drogue, comme celle de Ponthard-Delmaire fille, ça ce n’était pas douteux. Pastor pourrait toujours ajouter cela dans son rapport à Coudrier.
Mais Thian ? Lui, le vieillissant inspecteur Van Thian qui se laissait détourner par les boules de cristal (comme s’il avait jamais eu un avenir !), qu’est-ce qu’il avait à y mettre, dans son rapport à lui, hein ? Que dalle. Des semaines, maintenant, qu’il traquait l’égorgeur de vieilles, et rien. Pas plus de résultat que les îlotiers de Cercaire. Un raté, un sacré vieux connard de raté, l’inspecteur Van Thian !
Soudain, deux images se superposèrent. Il vit nettement le visage de la veuve Dolgorouki. Cette femme était belle. Une beauté particulière : une douceur forte, qui ne se fanait pas, que la vie n’entamait pas. Thian voyait le visage de la veuve Dolgorouki, gibier rabattu chez Malaussène par Stojilkovicz, le Yougoslave à l’autobus… Puis, il se vit lui-même, en train de secouer la liasse de billets sous le nez de Malaussène. Il fut pris d’une rage glaciale et se surprit à murmurer entre ses dents :
— Si c’est toi, mon salaud, viens, viens le chercher tout de suite le pognon de la Vietnamienne, viens, j’ai trop attendu, viens payer la mort de cette femme et celle des autres, viens, ne me fais pas attendre davantage, viens, faut passer à la caisse, maintenant…
Ce fut évidemment à cette seconde précise qu’il entendit frapper à sa porte. « Déjà ? » Il éprouva le même soulagement que, tout à l’heure, dans la main de la fille. « Déjà ? » Pour un peu, il aurait remercié celui qui frappait ces petits coups polis. Il alla s’accroupir sans bruit derrière une table basse marquetée de dragons exorbités, et sous le plateau de laquelle il avait planqué un bon gros Manhurin. Il était merveilleusement détendu. Il savait qu’il ne tirerait pas avant d’avoir vu jaillir le rasoir. Il ne détestait pas cette atmosphère de penalty. D’autant moins que, jusqu’à présent, il n’avait jamais encaissé un seul but à ce jeu-là.