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* * *

— Thian, s’il te plaît, raconte-moi une histoire drôle.

Dès qu’ils eurent tourné le coin de la rue, la Vietnamienne raconta :

— C’est un mec, un alpiniste, il se casse la gueule.

— Drôle, l’histoire, Thian, s’il te plaît…

— Attends deux secondes, gamin. Donc, il se casse la gueule, cet alpiniste, il dévisse, il dévisse, sa corde pète, et il se rattrape du bout des doigts à une plate-forme de granit verglacé. Au-dessous de lui, deux mille mètres de vide. Le gars attend un moment, les pieds ballants dans le gouffre, et finalement, il demande, d’une toute petite voix : « Y a quelqu’un ? »… que dalle. Il répète, un peu plus haut : « Y a quelqu’un ? » Une voix profonde, s’élevant de nulle part, monte alors jusqu’à lui : « Oui, dit la voix, il y a Moi, Dieu ! » L’alpiniste attend, le cœur battant et les doigts gelés. Et Dieu reprend : « Si tu as confiance en Moi, lâche cette foutue plate-forme, Je t’envoie deux anges qui te rattraperont en plein vol… » Le petit alpiniste réfléchit un instant, puis, dans le silence redevenu sidéral, il demande : « Y a quelqu’un d’autre ? »

La décharge que Thian connaissait bien traversa le visage de Pastor. Quand la tête du jeune homme eut retrouvé un semblant de vie, Thian dit :

— Gamin ?

— Oui ?

— Il va falloir coffrer le Yougoslave Stojilkovicz.

27

Comme le lui avait recommandé Malaussène, la veuve Hô s’était trouvée à neuf heures précises au coin du boulevard de Belleville et de la rue de Pali-Kao. À la même seconde, un antique autobus à impériale, bourré de vieilles dames en état de gaieté, pilait devant elle. Elle y monta sans hésiter et fut accueillie par une ovation digne d’une héritière royale qu’on conduit au taureau. Entourée, embrassée, cajolée, elle avait été installée à la meilleure place — un énorme pouf recouvert de cachemire, posé sur une sorte d’estrade à la droite du chauffeur. Lequel chauffeur, Stojilkovicz, un vieillard à la chevelure de jais, s’écria d’une incroyable voix de basse :

— Aujourd’hui, les copines, en l’honneur de madame Hô, on s’offre le Paris des Asiates.

Vu de l’intérieur, le bus n’avait plus rien d’un bus. Les petits rideaux de cretonne qui en égayaient les fenêtres, les profonds canapés disposés à la place des sièges, le long des parois tapissées de velours, les guéridons et les tables de bridge rivés au sol à travers l’épaisseur des tapis, le poêle de faïence à l’autrichienne qui produisait une odorante chaleur de bois, les appliques modem style qui diffusaient une lumière cuivrée, le samovar ventru qui scintillait comme un appel au rêve, tout ce bric-à-brac de récupération qu’on sentait piqué sur les trottoirs, au hasard des virées, donnait au bus de Stojilkovicz une allure de lupanar transsibérien qui ne laissa pas d’inquiéter la veuve Hô.

— Je te jure, gamin, je me suis dit que si je ne faisais pas gaffe, j’allais me retrouver vieille pute dans un clandé d’Oulan-Bator, Mongolie Extérieure.

Mais, le visage de Pastor n’exprimait rien d’autre qu’une attention professionnelle. Une jeune fille tombait dans la tête de Pastor. Un trottoir sanglant bétonnait la tête de Pastor. Thian tendit un verre de bourbon et deux gélules roses. Pastor repoussa les gélules et trempa ses lèvres dans le liquide ambré.

— Continue.

En fait, Thian était monté dans ce bus, la rage au ventre, toujours aussi convaincu (« l’intuition, gamin, la part féminine de tout flic ») de la culpabilité de Malaussène dans l’assassinat des vieilles, et de la complicité du Yougoslave à la voix de bronze. Il ne se laissa pas émouvoir par l’atmosphère du bus. Certes, grâce à Stojilkovicz toutes ces vieilles semblaient heureuses comme beaucoup de jeunes filles ne le sont plus, certes, aucune de ces femmes ne semblait avoir jamais souffert de solitude, de pauvreté, ni même du moindre rhumatisme, certes, tout le monde, ici, semblait s’aimer intimement, certes, le vieux Stojilkovicz savait prévenir le moindre de leur désir comme aucun mari au monde… certes…

— Mais si c’est pour finir comme une vieille oie sous le rasoir, gamin…

Vigilante, donc, la veuve Hô. Vigilante quand ils sillonnèrent le Chinatown derrière la place d’Italie, vigilante quand on lui tendit la mangue juteuse et le mangoustan rarissime (fruits qu’elle n’avait jamais goûtés et dont elle ne connaissait évidemment pas le nom — mais la veuve Hô poussait des petits cris de joie en se réfugiant derrière son incompréhensible sabir) vigilante, donc, hostile et vigilante, jusqu’à ce que Stojilkovicz, sans le savoir, lui porte un coup terrible, un seul coup, mais qui abattit tous ses remparts.

— Ça, c’est le Chinatown moderne, les filles, décréta-t-il, dans les senteurs de coriandre, entre les devantures idéogrammatiques de l’Avenue de Choisy, mais il en existe un autre, beaucoup plus ancien, et je vais vous montrer ça tout de suite, moi qui suis l’archéologue de vos jeunes âmes !

À ce stade de son récit, Thian hésita, rafla comme un joueur de dés les deux gélules négligées par Pastor, les fit glisser avec une longue gorgée de bourbon, essuya ses lèvres du dos de sa main et dit :

— Maintenant, écoute bien ça, gamin. Fini, le shopping extrême-oriental, on remonte toutes dans le bus, et voilà le Stojilkovicz qui nous descend, par la rue de Tolbiac, vers le pont du même nom qui, comme tu le sais peut-être, ouvre sur la halle aux vins, enfin, la nouvelle, celle d’après 48.

Pastor fronça un de ses deux sourcils :

— C’était le quartier de ton enfance, ça, non ?

— Justement gamin. Le Yougo braque à gauche, quai de Bercy, puis à droite, saute la Seine, et stoppe son mastodonte à rombières juste devant le New Vélodrome Made in Chirac.

— Vous voyez, cette gigantesque taupinière, les filles ? qu’il se met à gueuler. Cette poussée souterraine de l’imagination architecturale contemporaine, vous la voyez ? « OUIIII », fait le chœur des vierges. « Et vous savez à quoi ça sert ? » « NOOON ! » « Eh bien ça sert à faire tourner de jeunes maniaques en rond sur des vélocipèdes hypermodernes mais qui n’en restent pas moins des machines antédiluviennes : à pédales ! »

— Il parle vraiment comme ça, ce Stojilkovicz ? demanda Pastor.

— Encore mieux, gamin, avec un somptueux accent serbo-croate, et je ne suis pas du tout sûr qu’elles comprennent la moitié de ce qu’il leur sort ; mais ne m’interromps pas, écoute la suite.

— C’est un crime, cela, mesdames ! hurle Stojilkovicz. Parce que vous savez ce qu’il y avait, là, avant cette boursouflure ?

— NOOOON !

— Il y avait un petit entrepôt de pinard, oh ! trois fois rien, un modeste Gamay, qui titrait ce qu’il pouvait, mais qui était tenu par le couple le plus extraordinairement généreux que j’aie jamais connu !

* * *

Le cœur de la veuve Hô avait cessé de battre, et le cœur de l’inspecteur Van Thian s’était pétrifié dans le cœur de la veuve Hô. Il entendait là l’histoire de ses propres parents.

— Elle, la femme, s’appelait Louise, continuait Stojilkovicz, et tout le monde l’appelait Louise la Tonkinoise. Elle avait profité d’un bref séjour d’institutrice au Tonkin pour comprendre qu’il ne fallait pas jouer plus longtemps la farce coloniale. Elle était rentrée, portant dans son giron un Tonkinois minuscule, son mari, et tous les deux ensemble, ils avaient repris le petit entrepôt du père de Louise. Pinardière, elle était née, pinardière elle vivrait, ce devait être sa merveilleuse destinée ! Et la plus charitable des pinardières ! Providence des étudiants fauchés et autres paumés de l’Histoire que nous étions, nous autres, Yougoslaves. : « Chez Louise et Thian », les filles, c’était notre refuge quand nous n’avions plus un rond, notre paradis quand nous pensions avoir perdu nos âmes, notre village natal quand nous nous sentions apatrides. Et, quand l’après-guerre faisait trop de ravages dans nos têtes, quand nous ne savions vraiment plus si nous étions les paisibles étudiants d’aujourd’hui ou les héroïques tueurs d’hier, alors le vieux Thian, mari de Louise, Thian de Monkaï (c’était le nom de son patelin) nous prenait par la main et nous conduisait vers les mirages de son arrière-boutique. Il nous allongeait sur des nattes, avec précaution, comme les enfants malades que nous étions, nous tendait de longues pipes et roulait entre ses doigts les petites noisettes d’opium dont le grésillement nous apporterait bientôt ce que même le Gamay ne pouvait plus pour nous.