— Vous avez refermé la trappe, là-haut ? demanda la voix de Stojilkovicz.
— Trappe refermée ! confirma une toute jeune voix de vieille dame, comme tombée de l’échelle d’un sous-marin.
— Bien, vous pouvez allumer vos lampes.
Et la veuve Hô fut « éclairée », comme on dit. On l’avait plongée dans les catacombes. Pas les catacombes artistico-ménagères de Denfert-Rochereau avec leurs jolis crânes tirés au cordeau et leurs tibias soigneusement calibrés, non, de vraies catacombes sauvagement bordéliques, où la petite troupe dut patauger pendant plusieurs centaines de mètres dans une bouillasse sèche d’ossements broyés d’où émergeait de temps à autre un coin de fémur qui se donnait encore des airs d’humanité. « Tout ça est parfaitement dégueulasse ! » L’inspecteur Van Thian sentait remonter en lui sa colère contre Stojilkovicz. « Fergme ta glande gueul’ ! » lui intima la veuve Hô, « et ouve tes mir’hettes. » Il la ferma et les ouvrit d’autant plus que Stojilkovicz venait de prévenir :
— Attention, les filles, on est arrivés. Éteignez vos lampes.
Elles venaient toutes de déboucher dans une vaste salle dont la veuve Hô n’eut pas le temps de voir grand-chose, sinon qu’elle semblait entièrement capitonnée de sacs de sable. Une seconde d’obscurité, puis :
— Lumière ! cria Stojilkovicz.
Une lumière aveuglante tomba brusquement des plafonds, blanche comme une douche glacée. Toutes les vieilles dames s’étaient alignées en une seule rangée de part et d’autre de la veuve Hô. À peine l’eut-elle remarqué qu’elle vit autre chose. Cela jaillit devant elle, à une dizaine de mètres, bondissant du sol comme un diable à ressort, mais elle ne put identifier la chose, car une détonation retentit et la « chose » explosa aussitôt. La veuve Hô sursauta. Puis, ses yeux se portèrent sur sa voisine, la dame au cabas et à l’appareil acoustique. Buste arrondi sur ses genoux demi-pliés, les deux bras tendus en avant, elle crispait ses mains sur un pistolet P.38 qui fumait avec nonchalance.
— Bravo, Henriette, s’exclama Stojilkovicz, tu seras décidément toujours la plus rapide !
La plupart des autres dames avaient aussi une arme à la main, mais elles n’avaient pas eu le temps de viser la cible-surprise.
— Comme je te le dis, gamin, Stojilkovicz a armé ces vieilles pour qu’elles puissent se défendre contre l’égorgeur, et, tous les dimanches après-midi, il les entraine : tir d’instinct, tir à la cible, tir couché, tir plongeant, ça flingue à tout va là-dedans, sans économiser les cartouches, et ça dégaine comme l’éclair, crois-moi, nos petits jeunots de la criminelle pourraient bien en prendre de la graine.
— Ça n’a pas empêché deux d’entre elles de se faire égorger quand même, fit observer Pastor.
— C’est ce que ne cesse de leur répéter Stojilkovicz. Et elles ont décidé de multiplier les séances d’entraînement.
— Alors c’est ça qu’elles appellent « la Résistance Active à l’Éternité ? » demanda Pastor qui venait enfin de retrouver son sourire.
— C’est ça, gamin, qu’est-ce que t’en penses ?
— Comme toi ; qu’il va falloir arrêter ce petit jeu avant qu’elles ne flinguent tout ce qui bouge.
Thian hocha tristement la tête.
— On fera ça mardi, si tu veux bien me donner un coup de main. Elles se réunissent tous les mardis chez la sourdingue pour nettoyer leurs armes, les échanger, fabriquer leurs cartouches, une sorte d’ouvroir, si tu veux, ou de réunion Tupperware…
Il y eut un silence. Puis :
— Dis donc, gamin, j’ai pensé à un truc.
— Oui ?
— Le Vanini, il se serait pas mangé une dragée de vieille dame, des fois ?
— Probable, dit Pastor. C’est en tout cas ce qu’affirme Hadouch Ben Tayeb.
Thian secoua de nouveau la tête très longuement, puis, avec un sourire dans le vide :
— Elles sont mignonnes, tu sais…
28
Elles n’opposèrent pas la moindre résistance aux trois inspecteurs. C’en était même une pitié. Pastor, Thian et Caregga avaient moins la sensation de désarmer une bande que celle de voler leurs jouets à des orphelines. Elles restaient là, assises autour de la grande table où elles avaient soigneusement disposé leurs petites balances, leurs douilles, leur poudre et leur plomb. (Elles s’apprêtaient à faire leur provision de cartouches pour la semaine.) Elles gardaient la tête basse. Elles restaient silencieuses. Non pas coupables, non pas terrifiées ou seulement inquiètes, mais redevenues vieilles soudain, rendues à leur solitude et à leur indifférence. Caregga et Pastor remplissaient un grand sac avec les armes saisies, Thian se chargeait des munitions. Tout cela se déroulait dans le silence le plus complet sous l’œil d’un Stojilkovicz dont on eût dit qu’il supervisait les opérations, tant son regard demeurait impassible.
En passant devant lui, Thian eut peur que le Yougoslave ne lui dit : « Alors, la Vietnamienne, c’était vous ? Félicitations. » Mais Stojil ne dit rien. Il ne le reconnut pas. Thian en éprouva comme un surcroît de honte. « Arrête de te torturer, bon Dieu, tu es complètement cinglé, tu ne pouvais tout de même pas laisser ces femmes flinguer tout ce qui tourne autour de vingt ans ! La mort de Vanini ne te suffit pas ? » Thian avait beau se raisonner, la honte restait accrochée là. « Et depuis quand tu chiales sur cette petite frappe de Vanini ? » Cette pensée non plus n’était pas faite pour lui remonter le moral. Auraient-elles flingué une brochette de Vanini qu’il aurait plutôt eu tendance à les décorer, ces vieilles sentinelles maintenant désarmées. « Sans compter qu’elles vont retrouver leur peur, maintenant, attendre comme des oies prises au piège qu’on vienne leur trancher la gorge. » Thian se retrouvait une fois de plus confronté à son propre échec. Si ce dingue courait toujours, c’était tout de même bien de sa faute à lui ! Il les désarmait, sans être seulement capable de les protéger. Il n’avait même plus de suspect, car depuis qu’il avait fait la connaissance de Stojilkovicz, la thèse Malaussène avait singulièrement perdu de sa réalité. Un type comme Stojilkovicz ne pouvait vraiment pas être l’ami d’un égorgeur.
Les trois flics avaient achevé leur tour de table. Ils se tenaient sur le pas de la porte, embarrassés, comme des invités qui n’arrivent pas à prendre congé. Finalement, Pastor se racla la gorge et dit :
— Vous ne serez pas arrêtées, mesdames, ni même inquiétées, je vous en donne ma parole.
Il hésita :
— Mais nous ne pouvions pas vous laisser ces armes.
Et, cette phrase, dont il regretta aussitôt l’absurde puérilité :
— C’était dangereux…
Puis, s’adressant à Stojilkovicz :
— Monsieur, si vous voulez bien nous suivre.
Toutes les armes saisies dataient d’avant-guerre. Il y avait là une majorité de pistolets de toutes origines : des Tokarev soviétiques aux Walther allemands, en passant par des Glisenti italiens, des S.I.G. Sauer parabellum suisses et des Browning belges, mais il y avait aussi des armes automatiques, pistolets mitrailleurs M3 américains, bonnes vieilles Sten anglaises, et même une carabine Winchester à la Joss Randal dont on avait scié la crosse et le canon. Stojilkovicz ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’il s’agissait là d’un armement récupéré par lui dans les derniers mois de la guerre et destiné à son maquis de Croatie. Mais, à la fin des opérations, il avait décidé d’enfouir ces armes le plus profondément possible.
— Inutile qu’elles servent à de nouveaux massacres, qu’elles arment les partisans de Tito, de Staline ou de Michaïlovicz. Moi, j’en avais fini avec la guerre. Enfin, je pensais en avoir fini. Mais quand on s’est mis à égorger ces dames…