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Avec cette famille, je me méfie au plus haut point de tout ce qui peut ressembler à une surprise. Je jette donc un coup d’œil panoramique. Les grands-pères et les mômes arborent tous la même bouille indifférente, genre happy birthday secret. Et tout à coup je crois piger ce qui cloche : un calme inusité règne dans la maison, un silence de catastrophe accomplie. Je demande :

— Où est Verdun ?

— T’inquiète pas, elle dort, fait Rognon.

Comme son ton ne me dit rien qui vaille, j’insiste :

— Vous ne lui avez pas filé de la gnôle, au moins ?

— Non, dit Jérémy, la surprise, c’est autre chose.

Je regarde Julius. Gueule de travers et langue pendante : impénétrable.

— En tout cas, vous n’avez pas lavé Julius. Ça, ça aurait été une chouette surprise !

(C’est quand même pas vrai qu’on va embastiller mon Stojil ?)

— Ma surprise à moi est bien meilleure, reprend Jérémy qui commence à faire la gueule. (Il ajoute, mauvais :) Mais si t’en veux pas, je la ramène où je l’ai trouvée.

OK, je baisse les bras.

— Allez, Jérémy, c’est quoi, ta surprise ? J’aimerais savoir ce qui va encore me tomber sur la gueule.

Le visage de Jérémy s’épanouit :

— C’est là-haut, Ben, c’est dans ta chambre, c’est tout beau, c’est tout chaud, je serais toi, j’irais voir en vitesse.

* * *

C’est Julia ! C’est Julie ! C’est ma Corrençon ! C’est dans mon lit ! Ça a une jambe dans le plâtre, un goutte-à-goutte dans les veines, des traces d’ecchymoses sur la figure, mais c’est Julia ! Vivante ! Ma Julia à moi, nom de nom ! Elle dort. Elle sourit. Louna est debout à sa droite et Jérémy debout devant le plumard, qui la montre, avec un geste théâtral, en annonçant :

— C’est tante Julia.

Penché au-dessus du lit comme au-dessus d’un berceau, je pose toutes les questions en même temps :

— Qu’est-ce qu’elle a ? Où est-ce que vous l’avez trouvée ? C’est grave ? Qui est-ce qui lui a fait ça ? Elle a maigri, non ? Les marques, là, sur le visage, c’est quoi ? Et la jambe ? Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Pourquoi n’est-elle pas à l’hosto ?

— Justement, dit Jérémy.

Suit un silence vaguement louche.

— Justement, quoi, bon Dieu, justement ?

— Justement, elle était à l’hosto, Ben, mais elle y était pas bien soignée.

— Quoi ? Quel hôpital ?

— Saint-Louis, elle était à l’hôpital Saint-Louis ; elle était pas bien soignée du tout, répète Jérémy dont les yeux lancent des SOS à Louna.

Silence. Silence dans lequel je finis par dire, plus mort que vif :

— Et pourquoi ne se réveille-t-elle pas, quand on parle ?

Alors Louna vient enfin au secours de Jérémy :

— Elle est droguée, Ben, elle ne se réveillera pas tout de suite, elle était déjà droguée quand on l’a amenée à l’hôpital, et là-bas on continuait à la droguer pour que le choc du réveil ne soit pas trop brutal.

— Résultat, si on l’avait laissée à l’hosto, elle ne se serait pas réveillée du tout, lâche Jérémy. En tout cas, c’est ce que disait Marty, l’autre jour.

Cette fois-ci, le regard que je lui lance l’engage à s’expliquer vite fait :

— Tu te souviens, cette engueulade entre le docteur Marty et un autre toubib, Berthold il s’appelait, quand on est allés toi et moi à la mort de Verdun, Ben, tu te souviens ? Que Marty gueulait : « Si vous continuez à la droguer comme ça vous allez la tuer » eh ben j’ai jeté un œil, au retour, dans la chambre que le docteur Marty montrait, c’était tante Julia qui était dans le plumard, Ben, c’était elle !

Pour preuve, il me montre ma Julia à moi, dans mon lit.

Alors voilà ; voilà ce qu’ils ont fait, Jérémy et Louna, sans prendre l’avis de personne. Ils ont enlevé Julie, tout simplement. Ils l’ont fait sortir de l’hosto, sous prétexte de l’emmener à la radio. Ils l’ont chargée sur une civière roulante, lui ont fait traverser des kilomètres de couloir, Louna dans sa blouse d’infirmière et Jérémy en larmes jouant le rôle de la famille (« t’en fais pas m’man, ce sera rien, tu verras »), puis ils sont sortis, bien pénards, l’ont chargée toute dormante dans la bagnole de Louna et, fouette cocher, l’ont grimpée dans ma chambre. Voilà. Une idée de Jérémy. Et ils sont fiers d’eux, maintenant, tout contents, attendant les félicitations du grand frère, parce que rapter un malade dans un hôpital, selon eux, ça doit mériter une décoration… D’un autre côté, ils m’ont rendu ma Julie. Fidèle à moi-même, j’hésite donc entre deux extrêmes : leur foutre la raclée de leur vie ou les serrer contre mon cœur. Je me contente de demander :

— Vous avez une idée de la façon dont va réagir l’hôpital ?

— L’hôpital était en train de la tuer ! s’exclame Jérémy.

Silence du grand frère, long silence réfléchi. Puis, la sentence :

— Vous êtes des amours, tous les deux, vous venez de me faire la plus grande joie de ma vie… et maintenant foutez-moi le camp si vous ne voulez pas que je vous assomme sur place.

Il doit y avoir quelque chose de convaincant dans ma voix, parce qu’ils obéissent aussitôt, et sortent de la chambre à reculons.

* * *

— Mon pauvre vieux, ce n’est pas une famille que vous avez là, c’est un fléau naturel !

Le docteur Marty se marre doucement au bout du fil.

— La tête de mon confrère Berthold ! Disparition d’un de ses malades ! Il doit être en train de rassembler une conférence de presse d’autojustification, vous pouvez être tranquille !

Je le laisse un instant savourer cette petite jouissance professionnelle, puis je demande :

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?

Il a toujours la réponse précise, le Marty.

— Je pense que d’un strict point de vue thérapeutique l’initiative de votre Jérémy se défend. Pour ce qui est de l’hôpital, ça pose bien sûr un problème administratif embêtant, mais c’est surtout vis-à-vis de la police que ça me paraît grave !

— La police ? Pourquoi, la police ? Vous allez prévenir les flics ?

— Non, mais votre Julie Corrençon a été amenée chez nous par la police. Vous ne le saviez pas ?

(Non, je ne le savais pas.)

— Non, je ne le savais pas. Il y a longtemps ?

— Une quinzaine de jours. Un jeune inspecteur venait de temps en temps s’asseoir à son chevet et il lui parlait comme si elle l’entendait — une bonne chose, d’ailleurs — c’est comme ça que je l’ai remarquée, dans cette chambre.

— Quinze jours de coma ?

(Ma Julie… quinze jours sans te réveiller. Mais qu’est-ce qu’on t’a fait, bon Dieu ?)

— Un coma entretenu, oui, pour éviter le choc du réveil, ce qui dans ce cas est une connerie, à mon avis. Il faut maintenant qu’elle se réveille le plus vite possible.

— Il y a un risque d’accident ? Au réveil, je veux dire, le réveil peut mal se passer ?

— Oui. Elle peut faire une crise de démence, avoir des hallucinations…

— Elle peut mourir ?

— C’est là-dessus que nos avis diffèrent avec Berthold. Moi, je ne pense pas, elle est solide, vous savez !

(Oui, je sais, elle est solide, oui.)

— Vous passerez, docteur ? Vous passerez la voir ?

La réponse ne se fait pas attendre.

— Bien sûr, monsieur Malaussène, je vais surveiller ça de près, mais il faut d’abord régler le problème avec l’hôpital et mettre la police au courant, qu’elle n’aille pas s’imaginer qu’on planque un suspect ou quelque chose de ce genre.