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Pastor eut un rire de franche gaieté.

— Retournez-vous ! Je ne suis pas en train de vous braquer ! Je dis simplement que vous n’auriez pas dû essayer de me faire descendre.

Le premier coup d’œil de Cercaire, quand il se retourna, fut pour les mains de Pastor. Non, il ne pointait pas d’arme sur lui. Longue et lente expiration.

— Je ne vous en veux même pas d’avoir essayé. Je suis juste en train de vous expliquer que c’était une erreur.

Quelque chose d’enfantin passa sur le visage de Cercaire.

— C’est pas moi ! dit-il.

Les enfants crient fort quand ils mentent. Plus fort encore quand ils disent la vérité. Pastor crut celui qui se tenait là debout devant lui.

— Ponthard-Delmaire, alors ?

Cercaire opina.

— Sa fille a laissé un mot qui t’identifiait avant de se balancer. Ponthard a voulu la venger. Je lui avais dit que c’était une connerie.

Pastor approuva par un long hochement de tête.

— Votre Ponthard ne fait que des conneries. Alors, on se les boit, ces bières ?

Enfin décapsulées, les bouteilles, en remplissant les verres, exhalèrent un long frémissement de plaisir.

— D’abord, buter un flic, c’est bête, non ?

Pastor posa la question en souriant à un Cercaire qui fit oui de la tête sans sourire.

— Ensuite, utiliser deux idiots pour le faire, c’est encore plus bête.

Le verre de Cercaire restait plein.

— Sans compter que ces deux-là — et je mettrais ma main au feu que ce sont les mêmes — ont déjà raté un premier contrat.

Pastor vit nettement deux oreilles se dresser à l’intérieur de la tête de Cercaire, le grand masque moustachu et musclé ayant, lui, retrouvé son impassibilité.

— La journaliste Corrençon, ils l’ont ratée, Cercaire. Ils l’ont droguée et balancée dans la Seine. Elle est tombée dans une péniche et ils ne s’en sont même pas aperçus !

— Les cons, lâcha Cercaire.

— C’est aussi mon avis. Et vous savez où ils l’ont balancée ?

Non de la tête.

— Le Pont-Neuf, juste en face de chez nous. Évidemment, quelqu’un les a vus. C’était la nuit où Vanini s’est fait descendre.

Pastor lâchait ses phrases une à une, leur laissant le temps d’imbiber la cervelle d’en face, qu’il sentait en plein exercice. Il y a des circonstances de la vie où l’homme ressemble effectivement à un ordinateur : tout lisse à l’extérieur, mais clignotant des neurones avec frénésie. Quand Cercaire eut mesuré l’ampleur de ce qu’il venait d’apprendre, il adopta la seule solution jouable :

— Écoute, Pastor, arrête ton cirque, tu veux ? Dis-moi plutôt ce que tu sais, comment tu l’as appris, et ce que tu veux. D’accord ?

— D’accord. J’ai commencé à enquêter sur le corps de cette fille jetée dans la péniche, qui est encore dans le coma aujourd’hui. J’ai découvert qu’elle était journaliste, et vu le genre des papiers qu’elle aimait faire, je me suis bien douté qu’elle avait mis le nez dans une histoire où quelqu’un voulait la faire taire. Jusqu’ici vous me suivez ?

Oui de la tête.

— En allant perquisitionner chez elle, j’ai rencontré un certain Malaussène qui se barrait en courant si vite qu’il a percuté le vieux Thian et lâché une série de photos dans le choc. C’étaient des clichés d’Édith Ponthard-Delmaire.

Un temps. Oui de la tête-Cercaire.

— Comme tout bon flic, j’ai fait mon stage aux stups et ce visage me disait quelque chose. J’ai consulté le fichier et constaté que vous aviez bel et bien arrêté cette fille en 80. J’ai donc pensé qu’elle avait repiqué au deal et que ces photos devaient constituer des preuves. Malaussène les apportait-il à la Corrençon ou venait-il de les faucher chez elle ? Voilà ce que je ne savais pas encore. Et là, vous m’avez aidé sans le savoir.

Coup d’œil du genre : moi ? Comment ?

— En me faisant cuisiner Hadouch Ben Tayeb. Vous étiez obsédé par la mort de Vanini. Vous vouliez la tête de Tayeb, absolument. Mais quand je vous ai dit que les médicaments périmés avec lesquels vous l’aviez piqué venaient d’une mairie et qu’ils avaient été distribués à un petit vieux par une infirmière municipale lors d’une remise de décoration, vous n’avez pas voulu me croire, vous vous rappelez ?

Oui de la tête qui commence à piger.

— Il y avait trop de précipitation dans votre refus. Pourquoi ne veut-il pas croire ? Qu’est-ce que ça a de si invraisemblable ? Je me suis dit que j’allais vérifier, par curiosité. J’ai vérifié.

Un temps. Petite gorgée. La bière est bonne.

— Et j’ai découvert une chose étrange. Cette médaille du cinquantenaire, ce matin-là, dans la Mairie du XIe, était offerte à un vieillard méritant par Arnaud Le Capelier, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées.

Sourcils attentifs ; sur le mode « Où veut-il en venir ? Jusqu’où va-t-il aller ? »

— Or, sur une des photos lâchées par Malaussène, il y avait Édith Ponthard-Delmaire en premier plan, et Arnaud Le Capelier sur la tribune, au fond, vous voyez ? Avec ses beaux cheveux lisses, bien partagés par une raie médiane qui tombe pile sur l’arête de son nez et la fossette de son menton.

(Ça va, ça va…)

— La suite a glissé toute seule. J’ai filé la petite Édith pendant quelques jours. Elle se trouvait à toutes les manifestations provieillards organisées (fonction oblige) par le bel Arnaud, Secrétaire d’État aux Personnes Âgées. Très officiel, tout ça, très propre, tout à fait insoupçonnable. Et chaque fois, elle séduisait une brochette de petits vieux, et chaque fois un paquet de gélules passait discrètement de son sac dans leurs poches.

Silence, silence, et le temps suspendu dans la transparente lumière de la vérité.

— Et pourtant, dit Pastor, sincèrement surpris, il y avait au moins un flic, dans chacune de ces salles. Un flic des stups, vous savez, loden vert, ou manteau de cuir. Sur le modèle du patron.

Le patron comprenait de mieux en mieux. C’était comme un château de cartes qui s’effondrait au ralenti.

— Je trouvais bizarre qu’ils ne la repèrent pas. D’autant qu’elle n’était pas d’une grande discrétion. Et puis, je me suis dit : à moins qu’ils soient là pour la protéger, cette enfant, pour lui éviter les risques du métier… Qu’est-ce que vous en pensez, Cercaire ?

— Ça va, continue.

— Je suis donc allé trouver Édith Ponthard-Delmaire, fort de ces hypothèses que je lui ai évidemment présentées comme des certitudes. Elle les a confirmées. Elle s’est mise à table. Elle a fait quelques difficultés pour signer sa déposition, mais j’ai une méthode, pour ça. Une méthode dont vous avez apprécié le résultat dans l’affaire Chabralle.

Plus un seul flocon de mousse dans la bière-Cercaire. Mais la bière stagnante toujours là, manquant tragiquement d’oxygène. Voix de Pastor :

— Avant d’aller trouver Édith Ponthard-Delmaire, j’ai fait un autre travail, très simple, administratif. Routine. Je voulais savoir de qui cette charmante enfant était la fille. Ponthard-Delmaire le père : architecte. Beau métier. Beaux discours, aussi. « Unité de l’homme et espace architectural »… c’est le titre d’une de ses conférences. « Que chaque appartement soit l’émanation rythmique du corps qui le hante » (sic). C’est beau, non ?

— Continue. (Le verre est plein, la voix est sèche.)

— Oui. J’ai téléphoné à la Ville de Paris. Au cadastre. Je me suis renseigné sur la nature des chantiers Ponthard-Delmaire dans la capitale. J’ai appris qu’il ne voulait pas défigurer Paris en construisant de nouveaux immeubles. (Ce dont on peut lui être reconnaissant quand on voit ce qu’il a fait de Brest et de Belleville.) Non, son architecture à lui est de « modelage interne ». En d’autres termes, conserver les formes architecturales extérieures de Paris, et rénover l’intérieur des appartements acquis par une filiale du cabinet. J’ai répertorié ces appartements. 2 800, au total. (Pour l’instant.) J’ai cherché à connaître leurs précédents propriétaires. À 97 %, il s’agissait de vieillards solitaires, décédés à l’hôpital et sans famille pour la plupart. J’ai téléphoné à quelques hôpitaux et cherché à savoir de quoi ces vieillards étaient morts. Morts de démence, presque tous. En hôpital psychiatrique. Appartements vacants…