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Cette fois-ci, le silence était bel et bien celui de l’éternité. Le jeune homme sans âge qui se tenait là était propriétaire du temps.

— Je résume ? demanda-t-il.

Silence, évidemment, silence.

— Bon ; je résume. Voici l’affaire dans toute sa simplicité : Paris abrite entre ses murs un nombre impressionnant de vieillards solitaires et sans espoir. Si l’on récupère les appartements de ces vieillards au plus bas prix et qu’on les rénove selon les normes de l’architecture la plus humaine qui soit : l’architecture intime Ponthard-Delmaire, et si on les revend au prix que justifie l’œuvre du maître, le bénéfice est de l’ordre de 500 à 600 %. Encore faut-il libérer les appartements. De quoi meurt un vieillard ? De vieillesse. Hâter cette vieillesse, lui faire prendre plus vite le virage final de la sénilité, est-ce un grand crime ? Discutable. Cela peut être aussi considéré comme une œuvre humanitaire. Voilà donc les consciences à l’abri et l’on peut enfin ouvrir les bourses du troisième âge au marché de la drogue. Je parle beaucoup. Je voudrais une troisième bière.

Un robot se lève. Un robot ouvre la porte du petit frigo. Un robot décapsule. Un robot se rassied.

— Cette reconversion du marché de la drogue de la jeunesse vers les vieillards est presque morale, et source d’énormes bénéfices. Clientèle insoupçonnable, protection du divisionnaire Cercaire, chargé de la répression des stupéfiants, bénédiction du Secrétariat d’État aux Personnes Âgées, un marché en or. Les dealers ? Facile à recruter. Il suffit d’utiliser ceux qui sont déjà fichés et que l’on tient. Avec interdiction de repiquer à la came. Des gens sûrs. Comme Édith Ponthard-Delmaire, par exemple. Et les payer correctement. On a les moyens.

Toujours la même lumière silencieuse, et la vérité de plus en plus vraie.

— Et puis voilà qu’une journaliste vient mettre son nez dans ce commerce… C’est la première tuile.

Oui, une sacrée tuile, l’éternel foutu grain de sable.

— Voilà, dit Pastor. C’est tout ce que je sais. J’ai fini.

Il ne se leva pas. Il restait là, buvant sa troisième bière, comme un champion de rodéo devant le beau mustang noir, maté pour la vie.

— D’accord, Pastor. Qu’est-ce que tu veux ?

Il n’y eut pas de réponse, d’abord, puis, cette précision, utile.

— Mon patron Coudrier ne sait rien. Il est aiguillé sur la piste Malaussène pour l’assassinat de la Corrençon, pour le meurtre des vieilles et pour le trafic de drogue.

C’est beau de voir un visage se détendre. Rien de plus apaisant au monde que le spectacle du soulagement. Ce fut ce cadeau qu’offrit le divisionnaire Cercaire au jeune Pastor, là, assis devant lui, en s’exclamant :

— Putain, ma bière est chaude !

Nouveau voyage-frigo, aller-retour.

— Alors, petit, qu’est-ce que tu veux ?

— D’abord que vous cessiez de m’appeler « petit », il me semble que j’ai un peu grandi, ces derniers temps.

Fin d’une idylle.

— D’accord, Pastor, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux 3 % sur tous les bénéfices. 3 %.

— Tu es fou ?

— Je suis lucide. 3 %. Et n’oubliez pas, je sais compter, je gère très bien ma propre fortune, de mon côté. Je veux un rendez-vous, demain, avec Ponthard-Delmaire, et qu’on se mette d’accord à trois sur les termes du contrat.

Une armée de comptables se mit en branle derrière le front du divisionnaire.

— Ne comptez pas, Cercaire, je n’arrive pas sans rien, de mon côté. J’ai une sacrée dot, même ! D’abord je vous tiens, et la vérité à 3 %, ça me semble très bon marché. Mais surtout, je vous apporte Malaussène, mouillable jusqu’au cou dans tous les domaines, comme je vous l’ai démontré tout à l’heure, assassin de Vanini, tueur de vieilles, dragueur de vieux : le bouc émissaire rêvé. En plus, on fera un heureux, il paraît que ce rôle est dans sa nature profonde.

Sur quoi, téléphone.

— Qu’est-ce que c’est ? gronda Cercaire dans le combiné.

— Oui, il est là.

Puis :

— C’est pour toi, Pastor.

Le téléphone passa de main en main.

— Oui ? dit l’enfant Pastor. Oui docteur, c’est moi, oui. Non ? Pourquoi ont-ils fait ça ? Ah ! bien, je comprends, oui, je comprends… non, elle n’est accusée de rien, non, je ne pense pas que ce soit bien grave. Oui, ça devrait pouvoir s’arranger… je vous en prie docteur, il n’y a pas de quoi… non, non, je vous en prie… voilà, oui, bonsoir, docteur.

Raccrochage en douceur et longue rêverie souriante.

— Et je vous offre un petit cadeau en prime, Cercaire. Malaussène a fait enlever Julie Corrençon de l’Hôpital Saint-Louis où il estimait qu’elle était mal soignée. C’est sa petite amie, figurez-vous. Elle est chez lui, à présent. Et, si vous voulez mon avis, il serait excellent qu’elle y meure.

Dernier sourire. Cette fois-ci, il se leva.

— Mais cela aussi nous le réglerons demain, chez Ponthard-Delmaire. Vers quinze heures trente, ça vous va ? Et n’oubliez pas : 3 %.

31

La veuve Hô avait mal à l’épaule. La veuve Hô s’était fait transpercer le peu de gras qui enrobait encore son os et elle voyait là une grande injustice du sort. Si ce truand avait tiré quelques centimètres ailleurs, vers l’intérieur de son corps, il n’y aurait plus eu de veuve Hô, et la veuve Hô en eût éprouvé un grand soulagement. Au lieu de quoi, la veuve Hô restait là, tout entière présente dans cette épaule trouée, à regarder Belleville s’effondrer autour d’elle, à sentir monter de sa cage d’escalier l’odeur de pisse et de crottes de rats venue combattre, jusque sous son nez, les effluves de son propre parfum « Mille Fleurs d’Asie ». La veuve Hô regardait sans faim le couscous-brochettes du vieil Amar refroidir dans son assiette. La veuve Hô haïssait la petite Leila, qui s’en était retournée avec son dernier loukoum. La veuve Hô se savait injuste à l’égard de la petite fille, mais cette haine lui permettait de supporter la douleur de son épaule. La veuve Hô en avait assez d’être un vieux flic veuf, solitaire et raté. Elle s’en voulait d’autant plus que ce projet de déguisement était une idée à elle, très officiellement soumise à son supérieur estimé : le commissaire divisionnaire Coudrier. « Un appât, Thian ? Ce n’est pas une mauvaise idée. Je vous fais ouvrir un compte immédiatement, au nom de ?… de ? « Hô Chi Minh. » Thian n’avait aucune connaissance de son Indochine ancestrale, de son Vietnam, et c’était le premier nom qui lui était venu à l’esprit, avec celui du général Giap. Mais la veuve Hô n’avait pas voulu être la veuve Giap. La veuve Hô s’était enterrée sur un sommet, dans l’attente de celui qui aurait la charité de venir lui trancher la gorge. La moitié des appartements de l’immeuble étaient vides et condamnés, et le tueur n’était pas venu. Bourrée de Palfium jusqu’aux yeux (une sorte de coton chimique enrobait sa douleur d’une gaze imprécise), la veuve Hô était plus lucide que jamais. Elle s’était déçue elle-même, elle avait probablement déçu son chef, et pire, elle n’avait pas su donner l’exemple de l’efficacité à ce jeune inspecteur frisé qui partageait son bureau aux heures de la nuit où elle redevenait l’inspecteur Van Thian. La veuve Hô aurait aimé, par-dessus tout, s’offrir la considération de ce Pastor dont elle aimait la douceur hors d’époque, et qu’elle estimait pour sa droiture. Elle avait raté cela aussi. Et, ce soir, elle se retrouvait brusquement seule avec elle-même. Et avec le souvenir de sa trahison. Car, la seule chose que la veuve Hô eût réussie, ces temps derniers, ç’avait été de trahir un homme de bien, un Serbo-Croate à l’âme bleue, qui défendait les vieilles dames de Belleville avec plus d’abnégation qu’elle, et probablement plus d’efficacité. La veuve Hô avait laissé assassiner son amie Dolgorouki, sa voisine d’en face. Une sorte de Judas en robe thaï, voilà ce qu’était la veuve Hô.