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La veuve Hô se mit à somnoler. Bientôt, par les interstices d’un rêve nerveux que déchiraient les esquilles de la douleur, elle revit l’image de sa mère que le Serbo-Croate avait ressuscitée, et celle, minuscule et souriante, de son père, flottant dans un nuage aux senteurs de miel. Puis elle vit un visage blond, une raie médiane tombant pile sur la fossette d’un menton rond. Ce visage-là témoignait au procès de ses parents, contre eux. C’était le visage poli du Secrétaire d’État aux Anciens Combattants, un tout jeune énarque qui savait de quoi il parlait quand il disait que cette fumerie d’opium clandestine était une injure aux anciens d’Indochine… il s’appelait… comment s’appelait-il ? il y avait du « chapeau » dans son nom, ou du « cellier ». Il était aujourd’hui Secrétaire d’État aux Personnes Âgées… On avait envoyé les parents de la veuve Hô en prison, et l’inspecteur Van Thian n’avait su éviter cette catastrophe. Le père, le vieux Tonkinois de Monkaï, s’était dissous dans sa cellule. Son corps était si léger, quand Thian était allé le serrer une dernière fois dans ses bras, à l’infirmerie de la prison, qu’on eût dit un grand papillon mort. Et il était bien vrai que, de son vivant, les mains de cet homme avaient eu la chatoyante légèreté du papillon. Puis on avait libéré la mère, la veuve Louise désormais, et on l’avait envoyée, elle et ce qui lui restait de tête, se reposer définitivement dans un hôpital psychiatrique. Elle y était morte d’un excès de médicaments ingurgités frauduleusement dans l’armoire de la pharmacie, « pourtant cadenassée, monsieur, vous pouvez le constater vous-même ». Thian avait alors vendu l’entrepôt et, bien des années plus tard, on avait construit là cette sorte de terrain de golf qu’on aurait oublié dans un four, cette gigantesque cloque verte, omnisportive et vélodramatique. La veuve Hô ne cessait de pleurer les malheurs du veuf Thian dont elle abritait les secrets, et qui, outre ses parents, avait perdu sa femme, Janine la Géante, aux mains expertes à faire grandir démesurément ce qu’il avait de plus petit. Janine était morte. Incroyable, de la part d’une géante. « Il te reste tout de même Gervaise. » Sourire précaire dans les derniers mots de Janine. C’était vrai, il restait Gervaise, la fille laissée sur terre par la géante. Elle n’était pas de Thian, mais tout comme. On lui avait donné un nom rouge, pris dans un livre réputé rouge. Ça ne l’avait pas empêchée d’attraper la Foi, Gervaise. Elle avait aplati ses jolies boucles sous le voile. Petite sœur des pauvres. Comment peut-on attraper la Foi dans un monde pareil ? Pour Thian, le résultat avait été pire que la maladie mortelle de la géante. Plus de Gervaise. Entièrement dévouée à sa cause. Les héros n’ont pas de parents. À rabibocher les putes avec le bon Dieu dans un foyer de Nanterre. Pute, ç’avait été le métier de sa mère, Janine la Géante, jusqu’à ce que Thian tombe en adoration devant elle et foute en taule toute sa famille de maquereaux toulonnais. Des beaux-frères, des cousins qui juraient en corse qu’ils auraient la peau du petit flic jaune. Que dalle : en taule. Et si maintenant on faisait le bilan : les uns étaient morts, les autres encore en prison, Gervaise en Dieu, et la veuve Hô toute seule, avec en elle ce veuf raté, si seul lui-même qu’il ne lui tenait pas compagnie. Et la veuve Hô se surprit à prier à son tour. Un coup de pompe. Elle priait entre ses lèvres brûlantes. Mon Dieu, envoyez-moi l’égorgeur et qu’on arrête de rigoler. Envoyez-le et je vous promets d’endormir en moi le flic Van Thian. Je le débranche. J’annihile ses redoutables réflexes. Vous ne me croyez pas ? Tenez, voyez, mon Dieu, je sors mon Manhurin de sa cachette et je le décharge. Voilà. Je lance au loin le chargeur et au loin le calibre. Et maintenant, mon Dieu, je vous en supplie, envoyez-le-moi, mon libérateur.

Ainsi marmonnait-elle, en état, presque, de lévitation, pour la première fois de sa longue vie. Et, la Foi, comme chacun sait, soulevant les montagnes, quand elle rouvrit les yeux, il était là, debout devant elle, l’égorgeur de Belleville, pointant sur elle un Llama 27, celui-là même qu’il avait trouvé dans le sac de la veuve Dolgorouki. Il était entré par la porte que la veuve Hô laissait toujours ouverte dans l’attente de sa visite, il l’avait regardée un long moment marmonner des paroles incompréhensibles, et il avait patiemment attendu qu’elle rouvrit les yeux, pour jouir pleinement de sa victoire. Quand, finalement, elle avait entrouvert ses paupières rougies par la fièvre, il avait dit :

— Bonsoir, inspecteur.

Du coup, ce fut l’inspecteur Van Thian qui se réveilla. Assis en tailleur derrière la table basse, son premier réflexe fut de chercher la présence du Manhurin avec son genou. Pas de Manhurin. Et l’autre qui se tenait là, debout, braquant sur lui un Llama muni de son silencieux.

— Laissez donc vos mains sur la table, je vous prie.

Pas de Manhurin, bordel. Thian revit soudain la veuve Hô, dans son délire mystique, décharger l’arme, jeter le chargeur d’un côté — oui, il avait glissé là-bas, sous le buffet — et le flingue de l’autre. Nom de Dieu de nom de Dieu, la vieille pute ! Thian n’avait jamais haï personne comme la veuve Hô à cet instant-là. Il n’aurait jamais le temps de rassembler son artillerie avant que l’autre ne presse sur la détente. Sacrée vieille pute de veuve à la con ! Foutu. Il était foutu. Ce ne fut qu’après s’en être convaincu qu’il s’intéressa à l’identité de son visiteur. Alors c’était lui ? Incroyable… Il se dressait devant Thian, très debout, très vieux, une somptueuse auréole de cheveux blancs autour de sa sainte tête, l’apparition de Dieu le Père Soi-même, attiré là par les prières inconsidérées de cette sale vieille conne de veuve Hô. Mais ce n’était pas Dieu le Père, c’était le plus camé de ses anges déchus ; c’était le vieux Risson, l’ancien libraire que la veuve Hô avait rencontré chez Malaussène.

— Je suis venu récupérer mon livre, monsieur l’inspecteur.

Le vieux Risson souriait, aimable. La façon dont il tenait le revolver, bien calé au creux de sa paume… oui, ce genre d’outils lui était familier.

— Vous l’avez lu ?

Il secouait le petit livre rose de Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, qui gisait au pied du lit, d’où il était tombé sans que Thian l’eût ouvert.

— Vous ne l’avez pas lu, n’est-ce pas ?

Le vieillard secouait une tête désolée.

— Je suis aussi venu m’approprier les quelque trois ou quatre mille francs que vous avez brandis sous mon nez, l’autre jour, quand vous jouiez le rôle de la veuve fortunée, chez Malaussène.

Il eut un sourire réellement bon.