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— Savez-vous que vous avez été la distraction favorite de la jeunesse bellevilloise, ces dernières semaines ? Un vieux flic travesti en veuve vietnamienne, tous ces jeunes gens ont voulu vous voir au moins une fois, pour pouvoir raconter ça à leur descendance.

Il parlait, mais le Llama 27 ne bronchait pas, braqué avec une grande sûreté.

— Mais le clou, ce fut tout de même cet après-midi, quand vous avez descendu ces deux truands. Là, vous avez gagné les galons de la Légende, monsieur l’inspecteur.

Du pouce, il arma le chien. Thian vit le barillet tourner d’un alvéole.

— C’est pourquoi il vous faut mourir, inspecteur. Ces gamins des rues vous aiment tel qu’ils vous ont vu cet après-midi. Vous laisser en vie plus longtemps, ce serait les décevoir. Il faut accéder à la légende.

Les balles étaient parfaitement visibles dans la chambre des alvéoles, comme autant de petits pénis dans leurs fourreaux. Thian pensa au bâton de rouge à lèvres de la veuve Hô, il lui faisait le même effet.

— Et c’est un service que je vous rends car, entre nous, vous êtes un flic plutôt médiocre, n’est-ce pas ?

Thian pensa que la situation justifiait assez cette opinion.

— Vous avez cru que Malaussène était capable d’égorger des vieilles dames ?

Oui, il avait cru ça.

— Quelle erreur ! Ce Malaussène est un saint authentique, monsieur l’inspecteur, probablement le seul de cette ville. Voulez-vous que je vous raconte son histoire ?

Il raconta. Il avait l’arme, donc il avait le temps. Il raconta pourquoi Malaussène l’abritait, lui Risson, et trois autres vieillards, de vieilles ruines droguées à mort par des récupérateurs d’appartements. Il raconta comment Malaussène et les enfants les avaient soignés, et guéris, comment cette incroyable famille leur avait redonné la raison et le goût de la vie, comment lui-même, Risson, s’était senti ressuscité par Thérèse, comment il avait trouvé le bonheur dans cette maison et comme il était transporté le soir, par la joie des enfants, quand il leur racontait des romans.

— Et c’est aussi pour cela que je vais être obligé de vous tuer, monsieur l’inspecteur.

Je vais me faire descendre parce que ce vieux cinglé raconte des romans à des mouflets ? Thian ne comprenait pas.

— Ces romans dorment dans ma tête. J’ai été libraire toute ma vie, voyez-vous, j’ai beaucoup lu, mais la mémoire n’y est plus tout à fait. Ces romans dorment et il me faut, chaque fois, les réveiller. Une petite piqûre est alors indispensable. C’est à cela que j’utilise l’argent de ces veuves incultes : pour acheter de quoi réveiller la Littérature dans mes veines afin d’illuminer l’esprit de ces enfants. Comprenez-vous ce bonheur, au moins ? Pouvez-vous seulement le comprendre ?

Non, Thian ne comprenait pas qu’on égorge des vieilles pour pouvoir raconter des histoires aux enfants, non. Mais ce qu’il comprenait parfaitement, c’est que cet homme à la toison blanche, dont les yeux commençaient à luire et la main à trembler, était le plus dangereux cinglé qu’il eût rencontré dans toute sa longue carrière de flic. « Et si je trouve pas une solution vite fait, il va me refroidir, ça fait pas un pli. »

— Ce soir, par exemple, continuait le vieux Risson, je vais leur raconter Joyce. Vous connaissez James Joyce, monsieur l’inspecteur ? Non ? Pas même de nom ?

Le chargeur du Manhurin sous le buffet, et le Manhurin lui-même, invisible, derrière le lit…

— Eh bien, je vais leur raconter Joyce ! Dublin et les enfants de Joyce !

La voix de Risson était montée d’un cran… il psalmodiait comme un prédicateur…

— Ils vont faire la connaissance de Flynn, le briseur de calice, ils joueront avec Mahonny autour de l’usine de vitriol, je leur ferai retrouver l’odeur qui planait dans le salon du prêtre mort, ils découvriront Evelyne et sa peur de se noyer dans toutes les mers du monde, je leur offrirai Dublin, enfin, et ils entendront comme moi le Hongrois Villona s’exclamer, debout sur le pont du bateau : « L’aube, messieurs ! »

La sueur perlait sous les cheveux blancs, la main tremblait de plus en plus, crispée autour de la crosse.

— Mais pour ressusciter cela avec toute la puissance de la vie, il me faut la Lumière, monsieur l’inspecteur, celle que votre argent va diffuser dans mes veines !

Thian n’entendit pas le « plop », mais fut conscient du choc qui le propulsa contre le mur. Il sentit sa tête rebondir et comprit que, brusquement dressé sur ses jambes, il plongeait en avant, dans l’intention absurde de désarmer l’autre. Il y eut alors un second choc, de nouveau le mur, l’éblouissant hurlement de son épaule déjà blessée, puis la nuit… Avec une dernière image, toutefois : celle d’un nourrisson gazouillant dans les bras d’une Vietnamienne sans âge.

32

Dès qu’il avait vu monter le grand vieux aux cheveux blancs, le petit Nourdine était sorti de sa cachette. Il avait jailli de la cage d’escalier et s’était mis à courir, courir cent fois plus vite que quand il coursait Leila et ses copines. Il s’arrêta au Koutoubia, chez Loula, aux Lumières de Belleville, chez Saf-Saf, à la Goulette, et partout il demandait — Sim le Kabyle, vous avez vu Sim le Kabyle ? Je veux voir Simon le Kabyle.

Il courait dans le grésillement des merguez, il traversait des nappes de menthe, il courait sans songer à voler de dattes aux étalages, il fit deux ou trois bonneteaux au fond de couloirs où les Noirs se dissolvaient dans l’obscurité, et ce fut dans cette nuit qu’il percuta les abdominaux de Mo le Mossi.

— Qu’est-ce que tu lui veux, à Sim ?

— Il me croyait pas, hurla le petit Nourdine, il me croyait pas quand je lui disais que le Rasoir c’était un vieux, il me croyait pas, mais il peut vérifier maintenant, le même vieux, avec les cheveux blancs, il vient de monter chez la veuve Hô.

— Chez le travelo ?

— Oui, chez le flic qui fait la veuve. Il y est monté, le vieux tueur, vous pouvez aller y vérifier que c’est lui, le Rasoir, vous verrez ! C’était lui aussi, chez la veuve Dolgorouki.

Mo le Mossi se retourna vers l’obscurité :

— Mahmoud, remplace-moi une minute, je reviens tout de suite.

Puis il prit le gamin par le coude.

— Allons-y, Nourdine, on va passer prendre Sim, et si tu nous as raconté des conneries, les merguez, on pourra les faire griller sur ton cul.

— Rien du tout, sur mon cul, ça fait quinze jours que je planque sous cet escalier pour le choper ! Le Rasoir, c’est ce vieux ! C’est pas un autre !

* * *

Ils interceptèrent le grand vieillard à la toison blanche au moment même où il sortait de l’immeuble. La fièvre dans ses yeux, le frémissement de sa peau, la sueur-miroir sur son visage, il n’y avait aucun doute, ce vieux était habité. Simon l’allégea du Llama 27 et l’entraîna dans la cave pendant que le Mossi bouffait les étages pour aller prendre la tension de la veuve Hô. Nourdine se coula de nouveau sous la cage d’escalier ; sentinelle.

Le vieux crut d’abord à des fournisseurs qui l’avaient repéré. Il exhiba son argent et tendit l’autre main. D’ordinaire, l’échange ne durait pas plus d’une paire de secondes. Cette fois, ce fut plus long. Simon le Kabyle repoussa l’argent, presque avec politesse. La cave sentait la pisse rance et le champignon de cuir. Un fauteuil spongieux tendait ses bras à la nuit. Simon y fit asseoir le vieillard.

— Tu veux ta dose, vieil homme ? Tu vas l’avoir.

Il sortit de son blouson une seringue longue comme un cauchemar, une cuiller à semoule et un petit sachet de poudre blanche.

— Gratuitement.

Une ombre tomba au centre de la cave : c’était le Mossi redescendu de ses hauteurs.