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— Il a buté le travelo.

D’un coup de dent, le Kabyle éventra le sachet. Il hochait lentement la tête.

— Un flic qui tombe à Belleville, vieil homme, c’est toute la jeunesse qui trinque. Pourquoi nous fais-tu ça ?

La réponse monta jusqu’aux jeunes gens, aussi stupéfiante que si le fauteuil s’était mis à parler tout seul.

— Pour sauver la Littérature !

Le Kabyle ne s’en émut pas. Un long filet de salive reliait ses incisives rieuses à la petite montagne de poudre qui pointait au fond de la cuiller. Furieuse, la poudre grésilla. Elle crachait comme un chat.

— Et toutes les vieilles que tu as tranchées, c’est aussi pour la littérature ?

Mo le Mossi croyait avoir tout entendu, pourtant, du Père Lachaise à la Goutte d’or.

— Pour toutes les littératures, la mienne, comme la tienne !

Le vieux était exalté, mais il ne cherchait pas à fuir. Il retroussait fébrilement sa manche. Sa voix montait, mais il restait sagement assis dans son fauteuil. La pâleur de son bras flottait dans la nuit.

— L’argent de ces vieillardes incultes a tiré de l’oubli des chefs-d’œuvre qui revivent maintenant dans de jeunes cœurs. Grâce à moi ! Le baron Corvo… connaissez-vous le baron Corvo ?

— Connais pas de baron, fit Mo le Mossi avec sincérité.

Simon avait plongé l’aiguille dans la petite montagne en fusion. Il n’avait jamais eu besoin de la lumière du jour pour travailler avec précision.

— Et connais-tu au moins Imru al Qays, prince de la tribu de Kinda, jeune homme ? Il est de ta culture, celui-là, de ta culture la plus ancienne, l’antéislamique !

— Connais pas de prince non plus, avoua Mo le Mossi.

Mais le vieux s’était mis à psalmodier, sans crier gare :

— Qifa, nabki min dikra habibin oua manzili…

Simon traduisit pour le Mossi, en repoussant doucement le piston de la seringue. Il souriait.

— Arrêtons-nous, pleurons au souvenir d’une amante et d’une demeure…

— Oui ! s’écria le vieillard dans un éclat de rire enthousiaste. Oui, c’est une des traductions possibles. Et dis-moi, toi, connais-tu la poésie de Mutanabbî ? Son dithyrambe de la mère de Saïf al Dawla, tu le connais ?

— Je le connais, oui, dit Simon en se penchant sur le vieux, mais je veux bien l’entendre encore, s’il te plaît.

Il venait de ligaturer le biceps du vieillard avec une lamelle de chambre à air. Il sentit les veines gonfler sous ses doigts. Il avait parlé avec douceur.

— Nouidou l — machraftataoua l — aouali… récita le vieillard.

Simon enfonça l’aiguille en traduisant :

— Nous préparons les glaives et les lances…

Et il récita la suite en pressant sur le piston.

— Oua taqtoulouna l-manounoubilla qitali.

Le mélange de salive et de poudre blanche se rua dans la veine. Quand il atteignit le cœur, le vieux fut arraché de son fauteuil, propulsé dans l’espace. Il retomba aux pieds des deux garçons, les os brisés, recroquevillé sur lui-même, pareil à une araignée morte.

— Traduction ? demanda le Mossi.

— Et voici que la mort nous tue sans combat, récita le Kabyle.

* * *

Les yeux au plafond, allongé sur son lit de camp, Pastor avait laissé la nuit s’installer dans le bureau. « Je vais vendre le boulevard Maillot », décida-t-il. Il disait « le boulevard Maillot », comme s’il jouait au Monopoly, mais il s’agissait de la maison de Gabrielle et du Conseiller. « De toute façon, je n’ose plus y mettre les pieds. » « Je vais vendre le boulevard Maillot, et j’achèterai un petit truc rue Guynemer, qui donne sur le Luxembourg, ou près du Canal Saint-Martin, dans ces immeubles neufs… »

Il n’aurait même pas à retourner à la maison ; il passerait par une agence. « Ne t’embarrasse pas d’héritage sentimental, Jean-Baptiste, vends, bazarde, élimine, construis-toi du neuf… » Pastor allait satisfaire les derniers vœux du Conseiller. « Pour construire du neuf, je vais construire du neuf ! » « Et trouve-toi une Gabrielle. » « Ça, Conseiller, c’est une autre histoire… »

Pastor se demanda un instant s’il avait réellement joui de sa victoire sur Cercaire. Non. Où est donc le plaisir ? Puis, nouvelle apparition du Conseiller dans la tête de Pastor. Le Conseiller était assis dans le rayon oblique d’une fenêtre de la bibliothèque. Il tricotait son dernier chandail à Pastor. Il dissertait en comptant les mailles. « Ma Sécurité Sociale est déficitaire par nature, Jean-Baptiste, mais il se trouve qu’une bande de salopards forcent un peu cette nature. » « Et comment s’y prennent-ils ? » avait demandé Pastor. « Mon petit, ce ne sont pas les moyens qui manquent. Par des internements arbitraires, par exemple, surtout des internements de vieillards. As-tu une idée de ce que coûte à la collectivité un internement en hôpital psychiatrique ? » « Comment fait-on pour envoyer un vieux, sain d’esprit, finir ses jours dans un hôpital psy, Conseiller ? » « En le martyrisant, en le rendant alcoolique, en le surmédicalisant, en le droguant, ces salauds ont de l’imagination, va… » Puis, cette phrase. « Il y a un dossier à faire là-dessus. » Mailles comptées, les deux longues aiguilles avaient retrouvé leur paisible obstination. « J’ai posé le problème, il y a quelques mois, à la Commission de Contrôle, et si Gabrielle et moi n’avions pas décidé de nous suicider la semaine prochaine, j’aurais bien aimé mener cette affaire à son terme. » Gabrielle, justement, venait de pénétrer dans la bibliothèque. « Je lui évite une corvée, en somme », dit-elle. La maladie ne l’avait pas encore marquée. Mais il n’y avait plus de cigarette pendue à ses lèvres. « J’ai pourtant pris quelques notes, continuait le Conseiller, tu les trouveras dans mon secrétaire. » Puis : « Tends ton bras, s’il te plaît. » Pastor avait obéi et le Conseiller avait revêtu son bras d’une manche à laquelle il manquait encore quelques mailles. « Pour tout te dire, Jean-Baptiste, le petit Capelier — tu sais, le fils de mon ami Le Capelier, le sous-préfet — eh bien, il ne me paraît pas très net, ce garçon, comme dirait Gabrielle. » Pastor et le Conseiller s’étaient amusés à l’évocation d’Arnaud Le Capelier avec sa fossette, son nez droit, sa raie médiane, sa raideur de petit Grand Commis, et son immense respect pour le Conseiller. « lin cancre, dans son genre, disait le Conseiller, un énarque, mais sorti bon dernier de sa promotion. En tant que tel, il a d’abord été nommé aux Anciens Combattants où il a contracté une maladie incurable : la haine du vieux. Et voilà que maintenant ses amis politiques le nomment Secrétaire d’État aux Personnes Âgées… » Le Conseiller secouait sa longue tête chauve : « Non, ce n’est certainement pas ce tout petit Capelier qui dénoncera les internements arbitraires de vieillards. »

Pendant que le Conseiller parlait, Gabrielle s’était armée d’une fine peau de chamois. Elle avait entrepris de lustrer le crâne de son homme. « Il faut que ça brille, que cela, au moins, fasse net. » Le crâne était pointu. Il se mit à luire dans le soleil couchant comme un pain de sel léché par un troupeau de chèvres. « Les structures sont une chose, disait le Conseiller, mais, si sûres soient-elles, reste le problème de la confiance. À qui peut-on faire confiance dès qu’il s’agit d’argent ? »

« À personne, Conseiller, à personne… » Pastor murmurait, dans la nuit de son bureau. Il s’était assis, tout au bout de son lit de camp. Il s’était recroquevillé sur lui-même. Il avait le menton sur les genoux. Et, par-dessus ses genoux, il avait tiré le dernier chandail du Conseiller, mailles distendues, jusqu’aux chevilles, comme font les jeunes filles rêveuses, ou les enfants maigres.