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Comme souvent, quand Pastor était en conversation posthume avec le Conseiller, le téléphone sonna dans son bureau.

— Pastor ? Cercaire. Van Thian s’est fait buter. Le coup de fil anonyme qui vient de m’annoncer ça me dit qu’on trouvera l’égorgeur des vieilles dans la cave du même immeuble, buté lui aussi.

* * *

L’inspecteur Van Thian n’était pas mort. L’inspecteur Van Thian, dans sa robe de veuve ensanglantée ne valait guère mieux, mais il vivait encore. Il gazouillait étrangement. On eût dit une très ancienne nounou jouant avec un nourrisson. Au moment où on l’enfournait dans le ventre luminescent de l’ambulance, l’inspecteur Van Thian reconnut l’inspecteur Pastor. Il lui posa une question d’ordre médical.

— Dis voir, gamin, le saturnisme, qu’est-ce que c’est, au juste, comme maladie, le saturnisme ?

— Exactement ce que tu as, répondit Pastor : un excédent de plomb dans l’organisme.

* * *

L’égorgeur, lui, était bien mort. On le trouva au fond d’une cave suant l’urine fermentée. Contre toute attente, ce n’était pas un jeune homme, mais un vieillard à la crinière blanche. Son visage était atrocement violacé. Il était recroquevillé sur lui-même, comme ratatiné par un spasme de tout son corps. On trouva près de 3000 francs dans sa poche, un Llama modèle 27, et un de ces rasoirs dont usaient les bons coiffeurs, du temps où les prix permettaient encore de faire la barbe. Cela rasait de près, cela s’aiguisait sur une courroie de cuir, cela s’appelait un sabre. Quant à savoir comment lui-même s’était fait tuer, ce fut le divisionnaire Cercaire qui émit le diagnostic :

— Une bonne giclée de soude. Où est la seringue ?

Un grand flic répondant au nom de Bertholet, dit : « Là, elle est là », et sa voix s’étrangla sous l’effet d’une terreur irrépressible. Toutes les personnes présentes portèrent leur regard sur l’endroit désigné par le grand inspecteur et crurent d’abord à une hallucination collective. Une grosse seringue de verre brisée, de celles qu’on utilisait jadis pour faire les prises de sang les plus copieuses, avait été jetée là. Et elle bougeait. Elle bougeait toute seule. Tout à coup, elle se dressa, pivota sur elle-même, et fonça sur les flics, aiguille en avant. Tout le monde reflua vers la sortie, à l’exception du jeune Pastor et du puissant Cercaire qui, d’un coup de talon, écrasa ce chevalier venu du fond de l’horreur pour un dernier tournoi. Attirée par le sang, une petite souris grise s’était tout bonnement introduite dans la seringue, la soude l’avait rendue folle et elle s’était mise à courir en tous sens sur ses pattes arrière.

33

Et le grand jour arriva. Je veux parler de ce fameux mercredi, le jour de ma rencontre, chez Ponthard-Delmaire, avec ces deux flics qui voulaient me faire porter le chapeau. Évidemment, à force de converger, il fallait bien que ça se termine par une collision. « Nous étions faits pour nous rencontrer », comme on dit. Eh bien, je tire de cette enrichissante expérience une de mes rares convictions : Il vaut mieux ne pas être fait pour.

* * *

J’avais passé la nuit auprès de Julia. Je m’étais glissé à côté d’elle avec un projet tout simple : la ressusciter. Les salauds qui l’avaient coincée lui avaient brûlé la peau à la cigarette. On voyait encore les traces. Elle ressemblait à un grand léopard endormi. Va pour un léopard, tant que ça reste ma Julia. Ils n’avaient rien pu changer au parfum de sa peau, rien à sa chaleur. Ils avaient dû cogner fort sur son visage, mais elle a un solide visage de montagnarde, ma Corrençon, et si ses pommettes étaient encore bleuies, elles n’avaient pas cédé au matraquage, ni la falaise de son beau front. Ils ne lui avaient pas cassé les dents. Ils lui avaient fendu les lèvres, qui s’étaient refermées et qui, dans son sommeil, me faisaient un sourire dodu, (« aimer, en argot espagnol, se dit « corner »). Ils lui avaient brisé une jambe que le plâtre statufiait jusqu’à la hanche, et l’autre cheville portait un anneau de cicatrices, comme si on l’avait mise aux fers. Pourtant, dans son sourire, il y avait une sorte de certitude goguenarde. Elle avait réussi son coup, ils n’avaient pas pu la faire parler. (Ma main au feu !) Elle avait dû finir son article et l’avait planqué quelque part. C’était ça que les plombards avaient cherché en dépiautant son appartement. Mais son sourire disait à ces cons qu’elle n’était pas une journaleuse à laisser traîner chez elle les brouillons d’une pareille affaire. But where ? Où as-tu caché tes papiers, Julia ? En fait, je n’étais pas trop pressé de connaître la réponse. Oui dit Vérité dit procès, qui dit procès dit témoignages, qui dit témoignages dit toute une armée de flics, de juges, et d’avocats occupés à secouer mes grands-pères par les pieds pour leur faire recracher tout ce que les enfants et moi avons eu tant de mal à leur faire oublier. D’un autre côté, laisser traîner l’affaire, c’est permettre à ces fumiers de shooter d’autres grands-pères, et mon appartement n’est pas assez grand ni ma vocation assez vaste pour abriter tous les vieux junkies de la capitale. Un aïeul par mouflet que fabrique maman, ça me paraît une proportion à ne pas dépasser.

J’étais donc allongé près de Julia, balançant entre ces pensées contradictoires, lorsque je choisis de les combattre par une résolution simple : ramener Julia au royaume des lumières. Pour ce faire, la connaissant comme je la connais, je savais qu’il n’y avait qu’un seul moyen : le coup du prince charmant. Oui, oui, je sais c’est abuser honteusement de la situation, mais justement, notre plus grand plaisir à Julia et à moi, c’est d’abuser l’un de l’autre sans nous abuser nous-mêmes. Si elle m’avait trouvé à sa place, en ce moment, benoîtement comateux depuis une bonne quinzaine, il y a belle lurette qu’elle aurait « tout mis en œuvre » (comme disent les responsables) pour me redonner au moins la conscience de son corps admirable. Je la connais, va. J’ai donc décidé de l’aimer tout endormie, puisqu’elle est, éveillée, si aimable. Ce sont ses seins qui m’ont reconnu les premiers. Puis le reste a suivi (sage et lente progression du plaisir dont elle a le secret) et quand j’ai su que ma maison m’était ouverte, ma foi, j’y suis entré.

Nous y avons joué puis dormi ensemble jusqu’à ce qu’on vienne frapper des coups à la porte de ma chambre, ce matin, et que la voix de Jérémy se mette à beugler :

— Ben ! Ben ! Maman s’est réveillée !

Voilà le genre de choses qui m’arrivent à moi : je baise ma belle au bois dormant et c’est ma mère qui se réveille… Car Julia dort toujours, à côté de moi, pas l’ombre d’un doute. Oh ! bien sûr, je peux témoigner de l’éveil intérieur, mais le beau visage reste clos, avec aux lèvres ce même demi-sourire canaille que j’ai si finement analysé hier soir.

— Et puis, il y a autre chose, Ben !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le vieux Risson n’est pas rentré, cette nuit.

(Merde. Ça, je n’aime pas.)

— Comment ça, pas rentré ?

— Pas rentré du tout, son plumard pas défait, ni rien. Et on n’a pas eu d’histoire, hier soir.

Je roule hors du lit pour tomber dans mon froc, mes pieds rampent vers mes pompes, mes bras se glissent dans leurs manches. Voilà, je suis à peine réveillé que déjà je pense. Risson n’est pas rentré. Depuis que nous planquons les grands-pères, c’est la première fugue. Eux qui passaient leurs nuits à courir la dope et leurs journées à planer, ils ne nous ont jamais fait le coup de la fugue. Aucun. Sauf Risson, maintenant. Que faire ? Attendre ou partir à sa recherche ? Et comment le retrouver ? Pas question de prévenir les flics, bien sûr. Merde, Risson, merde, qu’est-ce qui te prend ?