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— Bédit bébé bient de naitle, expliqua-t-elle, soudain radieuse, boucoupe cadeaux !

Une rame pénétra en même temps qu’eux dans l’antre naturaliste des frères Goncourt.

— On t’accompagne, décida le grand Mossi.

D’un coup sec, il fit sauter la gâche d’une porte qui s’ouvrit en chuintant.

— Des fois que tu fasses une mauvaise rencontre.

Le wagon était vide. Ils y montèrent tous les trois.

4

Pendant ce temps chez les Malaussène, comme on dit dans les bédés belges de mon frère Jérémy, les grands-pères et les enfants ont bouffé, ils ont desservi la table, se sont cogné la vaisselle, ont fait leur toilette, enfilé leurs pyjamas, et maintenant ils sont assis dans leurs plumards superposés, les charentaises dans le vide et les yeux hors de la tête. Car la petite chose sphérique qui tourne à toute allure en sifflant méchamment sur le plancher de la chambre leur caille littéralement le sang. C’est noir, c’est compact, c’est lourd, ça tourne sur soi à une allure vertigineuse en crachant comme un nœud de vipères. M’est avis que si ce truc explose, toute la famille va sauter avec. On retrouvera des morceaux de barbaque et de plumards métalliques de la Nation aux Buttes Chaumont.

Moi, ce n’est pas la chose ronde qui me fascine, ni la terreur surgelée des mômes et des vieux ; ce qui me la coupe, c’est le visage du vieux Risson, celui qui raconte, l’œil fixe, la voix rentrée, sans le moindre geste, plus concentré que la charge explosive de cette toupie maléfique. Le vieux Risson raconte tous les soirs à la même heure, et dès qu’il l’ouvre, ça devient plus vrai que le vrai. À l’instant même où il se pose au milieu de la chambre, assis tout droit sur son tabouret, l’œil flamboyant, auréolé de son incroyable crinière blanche, ce sont les lits, les charentaises, les pyjamas et les murs de la piaule qui deviennent hautement inconcevables. Plus rien n’existe, hormis ce qu’il raconte aux enfants et aux grands-pères : pour l’heure, cette masse noire qui tournoie à leurs pieds en leur promettant la mort éparpillante. C’est un obus français, tiré le 7 septembre 1812 à la bataille de Borodino (une sacrée boucherie où des bataillons de fées ont transformé des bataillons de mecs en fleurs). L’obus est tombé aux pieds du prince André Bolkonski, lequel se tient là, debout, indécis, à donner l’exemple à ses hommes pendant que son officier d’ordonnance pique du nez dans la bouse. Le prince André se demande si c’est la mort qui tournoie sous ses yeux, et le vieux Risson, qui a lu Guerre et Paix jusqu’au bout, sait bien que c’est la mort. Seulement, il fait durer le plaisir dans la pénombre de la chambre où on ne laisse allumée qu’une petite lampe à pied, recouverte d’un cachemire par Clara, et qui diffuse au ras du sol une lumière mordorée.

* * *

Avant l’arrivée du vieux Risson parmi nous, c’était moi, Benjamin Malaussène, l’indispensable frère aîné, qui servais aux mômes leur tranche de fiction pré-nocturne. Tous les soirs depuis toujours : « Benjamin, raconte-nous une histoire. » Je me croyais le meilleur dans le rôle. J’étais plus fort que la téloche à une époque où la téloche était déjà plus forte que tout. Et puis Risson survint. (Il se pointe toujours tôt ou tard, le caïd tombeur du caïd…) Il ne lui a pas fallu plus d’une séance pour me ravaler au rang de lanterne magique et s’octroyer la dimension cinémascope-panavision-sun-surrounding et tout le tremblement. Et ce n’est pas la Collection Harlequin qu’il leur sert, aux enfants ! mais les plus ambitieux Everest de la littérature, des romans immenses conservés tout vivants dans sa mémoire de libraire passionné. Il les ressuscite dans le moindre détail devant un auditoire métamorphosé en une seule et gigantesque oreille.

Je ne regrette pas d’avoir été dégommé par Risson. D’abord, je commençais à manquer de salive et à loucher vers les télés d’occase, et ensuite, ce sont ces récits hallucinés qui ont définitivement sauvé Risson de la drogue. Il y a retrouvé sa cervelle, sa jeunesse, sa passion, son unique raison de vivre.

* * *

Un sacré miraculé, en fait ! Les poils de mon âme se hérissent encore quand je revois sa première apparition parmi nous.

C’était un soir, il y a un mois de ça. J’attendais la visite de Julie qui nous avait promis un nouveau grand-père. On était tous à table. Clara et Papy-Rognon nous avaient mitonné des cailles dodues comme les marmots de Gilles de Rays. Fourchettes et couteaux levés, on était sur le point de se les faire, toutes nues sur leurs canapés, quand soudain : Dring !

— C’est Julia ! je m’écrie.

Et mon cœur bondit tout seul vers la porte.

C’était bien ma Corrençon, ses cheveux, ses volumes, son sourire et tout. Mais derrière elle… Derrière elle, le vieillard le plus démoli qu’elle eût jamais introduit ici. Ça avait dû être plutôt grand, mais c’était si bien cassé que ça n’avait plus de taille. Ça avait dû être plutôt beau, mais si les morts ont une couleur, la peau de ce type avait cette couleur-là. Une peau décollée dans laquelle flottait un squelette suraigu. Chaque geste faisait un angle qui menaçait de percer. Les cheveux, les dents, les ongles et le blanc de l’œil étaient jaunes. Plus de lèvres. Mais, le plus impressionnant, c’était qu’à l’intérieur de cette carcasse et au fond de ce regard on sentait une vitalité affreuse, quelque chose de résolument increvable, l’image même de la mort vivante que donne la fringale d’héroïne aux grands camés en état de manque. Dracula soi-même !

Julius le Chien avait filé en grondant se planquer sous un plumard. Couteaux et fourchettes nous étaient tombés des mains, et, dans nos assiettes, les petites cailles en avaient chopé la chair de poule.

Finalement, c’est Thérèse qui a sauvé la situation. Elle s’est levée, elle a pris le déterré par la main et elle l’a conduit jusqu’à son guéridon où elle a immédiatement entrepris de lui fabriquer un avenir, comme elle l’avait fait pour les trois autres grands-pères.

Moi, j’ai entraîné Julie dans ma chambre, et je lui ai joué la scène de la fureur chuchotée.

— Pas un peu cinglée, non ! Nous amener un mec dans un état pareil ! Tu tiens à ce qu’il crève ici ? Tu trouves que ma vie est trop simple ?

Elle a un don, Julie. Le don des questions qui me sectionnent. Elle a demandé :

— Tu ne l’as pas reconnu ?

— Parce que je suis censé le connaître ?

— C’est Risson.

— Risson ?

— Risson, l’ancien libraire du Magasin.

Le Magasin, c’était la boîte qui m’employait avant les Éditions du Talion. J’y jouais le même rôle de Bouc Émissaire, et je m’en suis fait virer après que Julie eut écrit dans son canard un grand article sur la nature de mon boulot. Il y avait en effet un vieux libraire là-bas, tout droit, tête blanche, splendide, dingue de littérature, mais d’une nostalgie sauvagement nazillonne. Risson ? J’ai défroissé l’image du petit vieux tout ruiné qu’elle venait de nous refiler, et j’ai comparé… Risson ? Peut-être. Alors, j’ai dit :

— Risson est une vieille ordure, son cerveau a confit dans la merde, je peux pas l’encadrer.

— Et les autres grands-pères ? a demandé Julie sans se démonter.

— Quoi, les autres ?

— Qu’est-ce que tu sais de leur passé, de ce qu’ils étaient il y a quarante ans ? Merlan, par exemple, un indic de la Gestapo, peut-être ? Un coiffeur, ça enregistre, non ? donc ça parle… Et Verdun ? tout vivant après la Der des Ders, il se serait pas caché derrière ses potes, par hasard ? Et Rognon, boucher en Algérie, tu imagines ? « Le boucher de Tlemcen », ça sonnerait plutôt bien pour signer un massacre…