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Pastor lâche cette petite phrase avec une extrême lassitude, comme s’il l’avait prononcée une centaine de fois.

— C’est vrai, s’exclama Cercaire, la fameuse méthode ! Eh bien expose-la-nous, mon gars, ta méthode, et si tu nous convaincs, on signera, c’est promis. Pas vrai. Ponthard ?

— Promis, fait le gros Ponthard en se calant à l’aise dans son fauteuil.

— Voilà, explique Pastor ; quand je me trouve en face de salauds dans votre genre, je me fabrique la tête que j’ai en ce moment, et je leur dis ceci : j’ai un cancer, j’en ai pour trois mois au plus, je n’ai donc aucun avenir, pas plus dans la police qu’ailleurs, dès lors le problème est simple : ou vous signez, ou je vous tue.

Re-silence.

— Et ça marche ? demande enfin Ponthard en lançant un coup d’œil goguenard à Cercaire.

— Ça a très bien marché avec votre fille, Ponthard.

(Il y a des silences qui lavent encore plus blanc. La large tronche de Ponthard-Delmaire vient de passer par cette lessive.)

— Eh bien, ça ne marchera pas avec moi, déclare Cercaire dans un grand sourire.

Trop ouvert, le sourire, car Pastor vient d’y enfoncer le canon d’un pétard sorti d’on ne sait où. Ça a fait un drôle de bruit en pénétrant dans la bouche du divisionnaire. Pastor a dû casser une ou deux dents au passage. La tête de Cercaire se trouve clouée au dossier de son fauteuil. Par l’intérieur.

— On va essayer, dit tranquillement Pastor. Écoutez-moi bien, Cercaire : vous voyez ma tête ? J’ai un cancer, j’en ai pour trois mois au plus, je n’ai donc aucun avenir, pas plus dans la police qu’ailleurs, dès lors, le problème est simple : ou vous signez, ou je vous tue.

(À mon avis, ce gars a vraiment un cancer. Ce n’est pas possible une tête pareille.) Apparemment, le commissaire divisionnaire Cercaire ne fait pas le même diagnostic que moi. Après un temps d’hésitation, pour toute réponse, il se contente de dresser le médius de sa main droite et de le brandir sous le nez de Pastor. Lequel Pastor appuie sur la détente de son arme, et la tête du divisionnaire explose. Encore un mec transformé en fleur. Ça ne fait pas un bruit extraordinaire, mais ça tapisse en rouge toute la surface disponible. Il ne reste plus qu’une mâchoire sur les épaules de Cercaire, une mâchoire inférieure qui n’en revient pas d’avoir échappé au massacre, si j’en juge par son air d’intense stupéfaction.

Lorsque Pastor se relève, et laisse tomber l’arme sanglante sur le bureau de Ponthard-Delmaire, il a l’air plus mort que le mort, ce qui n’est pas peu dire. Ponthard, lui, est bien vivant. Avec la vivacité que lui autorise sa corpulence, il saisit le pistolet et entreprend d’en vider le chargeur sur Pastor. Seulement, vider un chargeur déjà vide, ça n’a jamais fait énormément de dégât. Pastor entrouvre alors la veste de Cercaire, dégage son arme de service de son holster — un bel engin spécial divisionnaire, chromé, nacré et tout — et la pointe sur l’ample personne de l’architecte.

— Merci, Ponthard. J’avais besoin de vos empreintes sur ce P.38.

— Il y a les vôtres aussi, bredouille l’énorme.

Pastor montre sa main pansée, dont l’index a été soigneusement sparadrapé.

— Depuis hier soir, grâce à vos tueurs, ma main ne laisse plus d’empreinte. Alors, Ponthard, cette déposition, vous la signez, ou je vous tue ?

(Eh bien, c’est-à-dire, d’un côté il aimerait mieux ne pas signer, mais d’un autre côté…)

— Écoutez, Ponthard, ne réfléchissez pas trop, les choses se présentent simplement. Si je vous tue, ce sera avec l’arme de Cercaire. Je l’appuierai quelque part du côté de votre cœur et vous vous serez entretués dans un corps à corps un peu brutal. Si vous signez, Cercaire se sera tout bonnement suicidé. Vous comprenez ?

(Les vrais problèmes ont toujours été posés par ce que l’on comprend trop bien.) Le siège sur lequel se laisse enfin tomber Ponthard-Delmaire semble avoir été spécialement conçu pour supporter le désespoir des obèses : il tient vaillamment le coup. Après avoir encore réfléchi une longue minute, Ponthard-Delmaire tend enfin une main résignée vers sa déposition. Pendant qu’il la signe, Pastor essuie soigneusement le canon et la crosse du P.38, replace dans le chargeur les balles manquantes, et place l’arme dans la main de Cercaire dont le médius peut enfin se replier.

Suite de quoi, routine administrative. Pastor demande par téléphone à un certain Caregga d’aller appréhender le nommé Arnaud Le Capelier, à son domicile ou au Secrétariat aux Personnes Âgées, s’il s’y trouve.

— Caregga, tu diras à cet Arnaud qu’Édith Ponthard-Delmaire l’a mouillé jusqu’au cou, que le père d’Édith, l’architecte, s’est mis à table et que le divisionnaire Cercaire s’est suicidé. Oui, oui, Caregga, suicidé… Ah ! j’oubliais, dis-lui aussi que je l’interrogerai personnellement ce soir. Et si mon nom ne lui rappelle rien, précise-lui que je suis le fils adoptif du Conseiller Pastor et de sa femme Gabrielle ; ça devrait éclairer sa mémoire, il les a fait assassiner tous les deux.

Un temps. Et, d’une voix très douce :

— Caregga, ne le laisse pas sauter par une fenêtre, ou avaler une boulette, hein ? « Je le veux vivant », comme on dit dans les westerns. Je le veux vivant, Caregga, s’il te plaît…

(La douceur de cette voix… Pauvre Arnaud avec sa jolie raie médiane qui tranchait en deux la blonde motte de ses cheveux, pauvre Arnaud dévoreur de grands-pères…)

— Caregga ? Envoie-moi aussi une ambulance ici et un fourgon. Et préviens le divisionnaire Coudrier de la mort de Cercaire, tu veux ?

Clic. Raccrochage. Puis, sans même se retourner vers la porte derrière laquelle je n’ai pas perdu une broque du meurtre et de tout le reste :

— Vous êtes toujours là, monsieur Malaussène ? Ne partez pas, j’ai quelque chose à vous rendre.

(À me rendre ? Lui ? À moi ?)

— Tenez.

Toujours sans me regarder, il me tend une enveloppe kraft qui porte le nom de l’inspecteur VANINI !

— J’ai dû vous emprunter ces photos pour appâter ces messieurs. Reprenez-les, elles pourront servir à votre ami Ben Tayeb. On va le libérer.

Je prends les photos du bout des doigts, et je m’esbigne vite fait, sur la pointe des pieds. Mais :

— Non, ne partez pas. Il faut que je passe chez vous, pour régler quelques détails.

35

— Et voilà, belle dame : c’est fini.

Pastor s’est agenouillé au pied du lit. Il parle à Julia comme si elle se contentait d’avoir les yeux fermés.

— Les méchants sont morts ou en prison.

Évidemment, Julia ne bronche pas. (Ce serait un comble !)

— Je vous avais promis de les arrêter, vous vous rappelez ?

La voix est douce. (Une vraie douceur, cette fois.) On dirait qu’il tend la main à une enfant tombée au fond d’un cauchemar.

— Eh bien voilà, j’ai tenu parole.

Toute la famille, rassemblée là, fond littéralement d’amour pour cet inspecteur angélique, qui fait si jeune, dont la voix est si apaisante…

— Dites-moi, belle dame, vous avez dû leur flanquer une sacrée trouille pour qu’ils commettent tant d’erreurs !

C’est pourtant vrai qu’il a l’air angélique à présent… Son visage s’est recomposé. Un visage plutôt rose et poupin où les yeux ne creusent pas de cavernes et dont les boucles ont cette légèreté propre aux cheveux des tout petits enfants. Quel âge peut-il avoir ?

— Eh ! bien, vous avez gagné votre bataille.

(N’empêche que moi, je l’ai bel et bien vu transformer un mec en fleur il n’y a pas plus d’une heure !)

— Grâce à vous, on y regardera deux fois avant de pratiquer de nouveaux internements arbitraires !