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Pelotonnée au pied de la cheminée, Julie écoutait ces hommes parler des nuits durant.

— Va te coucher. Julie, disait Corrençon, les secrets des États à venir sont encore plus secrets.

Mais elle suppliait de rester et il se trouvait toujours quelqu’un pour intervenir en sa faveur :

— Laissez votre fille nous écouter. Corrençon, vous n’êtes pas éternel.

Tous ces visiteurs étaient les amis de son père. L’exaltation de ces nuits était immense. Pourtant, quand ils quittaient la maison, le gouverneur Corrençon retombait sur lui-même, tassé, soudain. Il se retirait dans sa chambre et la maison se mettait à sentir le miel grillé, une odeur qui vous poissait le cœur. Julie faisait la vaisselle pendant la cérémonie solitaire de l’opium, puis elle se couchait. Elle ne retrouvait son père que tard le lendemain, la pupille dilatée, plus léger que l’air, plus triste.

— Je mène une drôle de vie, ma fille, je prône la liberté et je défais notre empire colonial. C’est exaltant, comme d’ouvrir une cage, et c’est déprimant, comme de tirer sur le fil d’un vieux chandail. Au nom de la liberté, je vais jeter des familles entières dans l’exil. Je travaille à l’hexagonie de l’Empire.

À Paris, il fréquentait une fumerie aujourd’hui remplacée par un vélodrome. La fumerie était tenue par une ancienne institutrice coloniale prénommée Louise et mariée à un minuscule Tonkinois que Corrençon appelait son « droguiste ». On ferma l’entrepôt de Gamay qui servait de couverture à ce couple et il y eut procès. Corrençon voulut témoigner en faveur de Louise et de son Tonkinois. Il fulminait contre les « anciens d’Indochine », responsables de l’action judiciaire.

— Des âmes de criminels avec une conscience de médailles pieuses.

Il devenait prophétique :

— Leurs enfants se piqueront pour oublier que leurs pères n’ont rien inventé.

Mais il était lui-même tellement marqué par la drogue, à cette époque, que les avocats de la défense le récusèrent.

— Votre visage témoignerait contre vos arguments, monsieur Corrençon, cela nuirait à nos clients.

C’est qu’il était passé de l’opium à l’héroïne, de la longue pipe à la froide seringue. Ce n’étaient plus ses propres contradictions qu’il traquait dans ses veines, mais celles du monde qu’il avait contribué à faire naître. À peine les Indépendances proclamées, la Géographie engendrait l’Histoire, comme une maladie incurable. Une épidémie qui laissait des cadavres. Lumumba exécuté par Mobutu, Ben Barka égorgé par Oufkir, Farhat Abbas exilé, Ben Bella emprisonné, Ybn Yûsuf supprimé par les siens, le Viêt-nam imposant son histoire à un Cambodge vidé de son sang. Les amis de la maison du Vercors traqués par les amis de la maison du Vercors. Le Che, lui-même, abattu en Bolivie, avec, murmuraient certains, la complicité silencieuse de Castro. La Géographie indéfiniment torturée par l’Histoire… Corrençon n’était plus qu’une ombre trouée de mort. Il flottait dans le vieil uniforme de gouverneur colonial qu’il portait encore, par dérision, pour jardiner. Il cultivait les plans de fraisiers des Rochas pour que Julie, qui l’y rejoignait en juillet, y retrouvât les fruits de son enfance. Il laissait les roses trémières envahir le reste. Il jardinait parmi ses plantes folles, plus hautes que lui, son uniforme blanc battait sur son squelette, comme un drapeau follement enroulé autour de sa hampe.

C’est alors qu’un été l’idée absurde vint à Julie de sauver son père. Le raisonnement et l’amour n’y suffisant pas, elle choisit de l’effrayer. Elle revoyait encore l’aiguille qu’elle s’était, ce soir-là, plantée dans la saignée du coude, sachant qu’il allait rentrer d’un moment à l’autre, et la seringue déjà à moitié vide quand la porte s’ouvrit. Et elle entendait encore le hurlement de rage qu’il avait poussé en se jetant sur elle. Il avait arraché aiguille et seringue et s’était mis à la battre. Il la battait comme on se venge d’un cheval, avec toute sa force d’homme. Ce n’était plus une enfant. C’était une grande femme puissante, et journaliste, et baroudeuse, et qui s’était tirée de plus d’un coup dur. Elle ne se défendit pas. Non par respect filial, mais parce qu’une terreur inattendue la paralysait : les coups qui pleuvaient sur son visage ne lui faisaient aucun mal ! Il n’avait plus de force. Sa main ne pesait plus le moindre poids. On aurait dit un fantôme cherchant à reprendre corps en étreignant un vivant. Il la battit tant qu’il put. Il la battait en silence, avec une sorte de rage consciencieuse.

Puis il mourut.

Il mourut.

Son bras s’immobilisa en l’air, comme en un geste d’adieu, et il mourut. Il tomba sans bruit aux pieds de sa fille.

* * *

Et maintenant, de sa voix de gamine, elle l’appelle. Elle dit : « Papa… » plusieurs fois. Le docteur Marty, qui supporte la police jusqu’à une certaine limite, écarte sans ménagement le jeune inspecteur Pastor, et fait à la grande enfant hallucinée la piqûre de l’oubli.

— Elle va dormir. Demain, elle se réveillera pour de bon, et vous êtes prié de lui foutre la paix.

IV

LA FÉE CARABINE

C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas.

36

La ville avait baissé le son, et les doubles rideaux du divisionnaire Coudrier s’étaient ouverts sur la nuit. La dernière cafetière, laissée là par Elisabeth, était chaude encore. Assis droit sur une chaise Empire, l’inspecteur Pastor venait d’achever la seconde version de son rapport verbal. Elle était en tous points identique à la première. Mais, ce soir-là, l’esprit du divisionnaire Coudrier semblait la proie des brumes. Prise globalement, cette affaire lui paraissait des plus claires ; pourtant, dès qu’il en envisageait les détails, le divisionnaire Coudrier voyait l’ensemble se troubler, comme un lac d’une irréprochable limpidité dans lequel un farceur eût versé une seule goutte d’invraisemblance, mais fantastiquement condensée.

COUDRIER : Pastor, soyez gentil, prenez-moi pour un imbécile.

PASTOR : Je vous demande pardon, monsieur ?

COUDRIER : Expliquez-moi tout ça, je n’y comprends rien.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un architecte veuille récupérer des logements rénovables au plus bas prix pour les revendre au prix le plus élevé, monsieur ?

COUDRIER : Si, je peux comprendre ça.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un Secrétaire d’État aux Personnes Âgées puisse tremper dans un trafic d’internements arbitraires si ça lui rapporte suffisamment gros ?

COUDRIER : À la rigueur.

PASTOR : Vous ne comprenez pas qu’un divisionnaire, spécialiste des stupéfiants, se fasse marchand de drogue pour s’offrir une retraite dorée ?

COUDRIER : Ça s’est déjà vu, si.

PASTOR : Et que ces trois-là (le divisionnaire, le Secrétaire d’État et l’architecte) unissent leurs efforts et partagent leurs bénéfices, cela vous parait invraisemblable, monsieur ?

COUDRIER : Non.

PASTOR : …

COUDRIER : Ce n’est pas cela. C’est une foule de minuscules détails…

PASTOR : Par exemple ?

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Pourquoi cette vieille dame a-t-elle tué Vanini ?

PASTOR : Parce qu’elle était trop rapide, monsieur. Un certain nombre de nos collègues sont mis à pied chaque année pour la même raison. C’est pourquoi je propose de ne pas l’inquiéter, maintenant qu’elle est désarmée.