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COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Et cette jeune fille, Édith Ponthard-Delmaire, la fille de l’architecte, pourquoi s’est-elle suicidée ? Qu’un Cercaire se tue face à la défaite, c’est compréhensible (voire même souhaitable), mais je n’ai jamais vu un dealer se jeter par la fenêtre parce qu’il était pris !

PASTOR : Elle n’était pas un dealer ordinaire, monsieur. Elle trafiquait pour déshonorer un père qu’elle imaginait irréprochable. Or, elle a brusquement découvert qu’elle n’était que l’employée dudit père, et que pour déshonorer une pareille crapule il fallait se lever de bonne heure. Elle s’est tuée pour lui dire tout son mépris filial. Les jeunes gens cultivés font ça, depuis que la psychanalyse a inventé le papa.

COUDRIER : C’est vrai, il y a deux sortes de délinquants, aujourd’hui : ceux qui n’ont pas de famille, et ceux qui en ont une.

PASTOR : …

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Et puis, dites-moi, Pastor, si je ne m’abuse, vous avez démêlé cet imbroglio grâce à une photographie trouvée par hasard ?

PASTOR : En effet, monsieur, la photographie d’Édith Ponthard-Delmaire fournissant un vieillard en gélules d’amphétamines. Si vous ajoutez à cela que quatre affaires qui n’avaient apparemment rien à voir ensemble (le meurtre de Vanini, la tentative d’assassinat sur la personne de Julie Corrençon, le massacre des vieilles bellevilloises et le trafic de drogue à l’usage des vieillards) étaient étroitement liées, on peut dire que le hasard a travaillé à notre place.

COUDRIER : Mieux qu’un ordinateur, oui.

PASTOR : C’est ce qui fait la réputation romanesque de notre métier, monsieur.

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Un petit rab de café ?

PASTOR : Volontiers.

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Pastor, il y a une chose que je voulais vous dire depuis longtemps.

PASTOR : …

COUDRIER : J’avais beaucoup d’estime pour le Conseiller votre père.

PASTOR : Vous l’avez connu, Monsieur ?

COUDRIER : Il a été mon professeur de droit constitutionnel.

PASTOR : …

COUDRIER : Il faisait ses cours en tricotant.

PASTOR : Oui, et ma mère lui polissait le crâne à la peau de chamois chaque fois qu’il sortait.

COUDRIER : En effet, le crâne du Conseiller était luisant comme un miroir. Il nous le montrait parfois en disant : « En cas de doute, messieurs, venez examiner ici le reflet de votre conscience. »

PASTOR : …

COUDRIER : …

PASTOR : …

COUDRIER : Tout de même… un monde où des Serbo-Croates latinistes fabriquent des tueuses dans les catacombes, où les vieilles dames abattent les flics chargés de leur protection, où les libraires à la retraite égorgent à tour de bras pour la gloire des Belles-Lettres, où une méchante fille se défenestre parce que son père est plus méchant qu’elle… il est temps que je prenne ma retraite, mon garçon, et que je me consacre tout entier à l’éducation de mes petits-fils. Il va falloir me remplacer, Pastor. D’ailleurs, vous semblez plus doué que moi pour comprendre les paradoxes de cette fin de siècle.

PASTOR : Il faudra pourtant que cette fin de siècle se passe de ma perspicacité, monsieur. Je suis venu vous présenter ma démission.

COUDRIER : Allons bon ! Vous vous ennuyez déjà, Pastor ?

PASTOR : Ce n’est pas cela.

COUDRIER : Peut-on savoir ?

PASTOR : Je suis tombé amoureux, monsieur, et je ne peux pas faire deux choses à la fois.

37

— Ils sont partis, Benjamin.

Thérèse m’annonce la nouvelle le plus froidement du monde. Thérèse, ma petite sœur clinique, me fend le cœur en deux, d’un joli coup de bistouri.

— Ils sont partis il y a une heure.

Clara et moi restons sur le pas de la porte.

— Ils ont laissé une lettre.

(Au poil. Une lettre où ils vont m’annoncer qu’ils sont partis. Au poil…) Clara me murmure à l’oreille :

— Tu ne vas pas me dire que tu ne t’y attendais pas, Ben ?

(Oh ! que si, je m’y attendais ! Mais d’où tiens-tu, ma Clarinette, que les malheurs prévus sont plus supportables que les autres ?)

— Allez, entre, on est en plein courant d’air !

La lettre est là, en effet, sur la table de la salle à manger. Combien de lettres, dans combien de films, sur combien de commodes, de guéridons, de cheminées, j’ai pu voir dans ma vie ? Chaque fois, je me disais : Cliché ! Bouh, le mauvais cliché !

Aujourd’hui, le cliché m’attend, bien rectangulaire, bien blanc, sur la table de la salle à manger. Et je revois Pastor agenouillé au chevet de Julia… C’est honteux de profiter d’une endormie ! Tout ce qu’il a dû lui déverser comme fausses promesses dans le conduit de l’oreille pendant qu’elle était sans défense… dégueulasse !

— Mon cœur saigne, Thérèse, t’aurais pas un sparadrap, quelque chose ?

(Je n’aurai jamais le courage d’ouvrir cette lettre…)

Clara doit le sentir, car elle s’approche de la table, prend l’enveloppe, l’ouvre (ils ne l’ont même pas collée), déplie, parcourt, laisse rêveusement tomber son bras, et voilà que de la petite neige de pacotille dégringole au ralenti dans son regard de jeune fille.

— Il l’a emmenée à Venise, au Danielli !

— Elle a enlevé son plâtre, pour l’occasion ?

C’est tout ce que je trouve à dire pour cimenter la brèche. (« Elle a enlevé son plâtre ? » J’estime que ça a de la gueule. Non ?) Peut-être… mais si j’en juge par le double regard que me lancent les frangines, ça ne doit pas être très clair. Visiblement, elles pigent pas. Puis, tout à coup, Clara comprend. Elle éclate de rire :

— Mais ce n’est pas avec Julia que Pastor est parti, c’est avec maman !

— Pardon ? Répète-moi ça, pour voir ?

— Tu as cru qu’il était parti avec Julie ?

C’est Thérèse qui vient de poser cette question. Elle ne rigole pas du tout, elle. Elle enchaîne :

— Et c’est comme ça que tu réagis ? Un homme s’en va avec la femme de ta vie et tu restes planté dans une porte ouverte sans bouger le petit doigt !

(Merde, l’engueulade !)

— Et c’est toute la confiance que tu as dans Julie ? Mais quel genre d’amoureux tu es, Ben ? Et quel genre de mec ?

Thérèse continue de dévider son chapelet de questions assassines, mais je suis déjà dans l’escalier, grimpant quatre à quatre vers ma Julie, bondissant vers ma Corrençon, tel l’enfant déjà pardonné, oui ma Thérèse, je suis un amoureux dubitatif, j’ai le palpitant qui doute. Et pourquoi on m’aimerait ? Pourquoi moi plutôt qu’un autre ? Tu peux répondre à ça, Thérèse ? Chaque fois, c’est un miracle quand je constate que c’est moi ! Tu préfères les palpitants musclés, Thérèse ? Les grosses pompes à certitudes ?

* * *

Bien des heures plus tard, Clara nous ayant apporté notre omelette au lit, bien des heures plus tard, Julius ayant nettoyé sa gamelle, Julie et moi léché nos assiettes, bien des heures plus tard, le cadavre de notre seconde Veuve Clicquot ayant roulé dans notre ruelle, bien des heures plus tard, corps et cœurs rassasiés, moulus, rétamés, lessivés, ma Julie (ma Julie à moi, bordel !) ma Julie demande :

— Alors, cette visite à Stojil ?

Et je m’entends répondre, avec le souffle qui me reste :

— Il nous a foutus à la porte.

* * *

C’est pourtant vrai, ça… Notre vieux Stojil nous a foutus à la porte, Clara et moi. Comme Pastor nous avait pistonnés, on ne l’a pas vu au parloir de la taule, mais direct dans sa cellule : une piaule miniature, encombrée de dictionnaires, au sol crissant de feuilles froissées.