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— T’as vu tes seins ?

La veuve Hô ne comprenait pas tout de suite. Elle restait sur la défensive.

— Deux steaks hachés.

Elle ne relevait pas.

— Et tes fesses ? T’as vu tes fesses ?

Elle se taisait. Il murmurait.

— Liquides. T’as la fesse liquide.

La tension montait dans la pénombre.

— Une question que je me suis toujours posée…

Silence.

— Où sont tes épaules ? T’as pas d’épaules ?

Elle tenait bon. Il pilonnait, mais elle faisait le gros dos.

— Janine avait des seins, des fesses et des épaules. Janine ne vivait pas enfermée dans une bouteille de parfum. Janine sentait la femme. Janine était plantée dans la terre, elle ne s’envolait pas au moindre courant d’air. Janine était un arbre, Janine portait des fruits !

Elle ne s’attendait pas à cela. Elle supportait les injures, mais, comme toute femme, le nom de l’autre femme lui était une torture aussi insupportable que le nom de l’autre homme à tout homme.

— Janine…

L’une des machines sur lesquelles on les avait branchés se mettait à clignoter dangereusement, son aiguille oscillait aux abords d’une zone rouge vif. Puis une soupape sautait et la voix stridente de la veuve glapissait :

— Redzoins la dong, ta Dzanine !

Dans son petit poing crispé, les tubes arrachés ressemblaient à une moisson de soja. La sonnette d’alarme retentissait et l’infirmière Magloire faisait irruption avec un garçon de salle. Ils se jetaient sur le blessé qui se calmait aussitôt. Ils avaient l’impression de saucissonner un cadavre.

L’infirmière Magloire n’y comprenait rien. Preuve qu’elle avait encore à apprendre, après quarante ans de métier. Mais qui pourrait lui enseigner à calmer cette douleur ?

* * *

Ce fut une grande fille osseuse.

Elle pénétra dans la chambre du vieux flic jaune et fou un après-midi de crachin printanier. Elle s’assit toute raide au chevet du patient, sans plus d’effet sur lui que n’en avaient provoqué les autres visiteurs — un jeune inspecteur frisé perdu dans un chandail de grosse laine et une huile discrète, le divisionnaire Coudrier. Mais l’inspecteur Van Thian n’honorait pas ses visiteurs. Il ne répondait à aucune question, il ne rendait aucun regard. Quand la grande adolescente à la mine de déterrée se pencha sur ses sangles, il ne broncha pas davantage. L’infirmière Magloire ne comprenait pas quel genre d’autorité émanait de cette fille à la peau si sèche. La fille dénoua les liens de cuir, comme si elle eût été mandatée par Dieu le Père en personne et l’infirmière Magloire laissa faire. Quand elle eut libéré le corps de l’inspecteur Van Thian, la fille en frotta les poignets, longuement, massant le bras jusqu’à la saignée du coude, rétablissant on ne sait quel courant. Le fait est que les yeux du vieux policier, rivés au plafond, basculèrent enfin sur le côté et se posèrent sur la longue fille silencieuse. La fille n’eut aucun sourire pour ce regard de miraculé et ne posa aucune question au blessé. Elle se saisit seulement de sa main, qu’elle lissa du tranchant de la sienne avec une sorte de brutalité professionnelle. Quand la main fut parfaitement détendue, la fille y plongea son regard. Enfin, elle parla :

— La première partie du programme s’est donc réalisée. Vous avez été victime de saturnisme : dose excessive de plomb dans votre organisme.

Elle avait la voix de son corps : droite et sèche. L’infirmière Magloire en fut surprise, alors qu’elle-même avait la voix plutôt ronde. La fille continuait :

— Je vous disais que cette maladie a entraîné la chute de l’Empire romain, c’est exact. Par la folie. Le saturnisme rend fou. Exactement votre genre de folie. Les dernières générations des Césars ont passé leur temps à s’entretuer, entre maris et femmes, frères et sœurs, pères et fils, tout comme vous vous entretuez en ce moment avec vous-même. Mais on a extrait les balles de votre corps et vous allez vous en tirer.

Elle n’en dit pas davantage. Elle se leva sans prévenir et sortit de la chambre. Sur le pas de la porte, elle se retourna vers l’infirmière Magloire.

— Rattachez-le.

Elle revint le lendemain. Elle délia de nouveau le vieil inspecteur, le massa, lissa la paume de sa main, y plongea son regard et parla. Le blessé avait passé une nuit relativement paisible. L’infirmière Magloire l’avait entendu esquisser des embryons de disputes, mais ces bagarres intérieures étaient immédiatement étouffées par une autorité mystérieuse.

— Je vois que nous nous comprenons, dit la longue fille sèche sans la moindre entrée en matière. À partir d’aujourd’hui, vous entamez votre convalescence.

Elle parlait sans regarder le blessé. Elle s’adressait à la main. Elle massait des deux pouces les collines et les vallons de cette main, et c’était le visage de l’inspecteur qui devenait soyeux comme un cul de bébé. L’infirmière Magloire n’avait jamais rien vu de pareil. La jeune fille s’exprimait pourtant sans la moindre tendresse :

— Mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Quand vous aurez fini de vous lamenter sur votre propre sort, nous pourrons parler sérieusement.

Ce fut la fin de la deuxième visite. Elle sortit sans demander qu’on rattachât le malade. Elle revint le jour suivant.

— Votre Janine est morte, dit-elle tout de go à la main ouverte, quant à la veuve Hô, elle n’existe pas.

Le blessé n’accusa aucun de ces deux coups. Pour la première fois depuis son admission à la clinique, l’infirmière Magloire le voyait concentré sur quelque chose qui se disait hors de lui.

— Mais ma mère s’est tirée avec votre collègue Pastor, et j’ai sur les bras un bébé qui a le plus grand besoin de vous, continua la visiteuse. C’est une petite fille. Cet imbécile de Jérémy l’a prénommée Verdun. Elle hurle dès qu’elle se réveille. Elle porte en elle tous les souvenirs de la Grande Guerre : une époque où on se croyait allemand, français, serbe, anglais, bulgare, et qui a fini en hachis parmentier dans les grandes plaines de l’Est, comme dirait Benjamin. Voilà ce que notre petite Verdun a sous les yeux, dès qu’elle les ouvre : le spectacle du suicide collectif perpétré au nom des nationalités. Il n’y a que vous qui puissiez la calmer. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais c’est un fait, dans vos bras, elle cesse de pleurer.

Sur quoi elle disparut pour reparaître le matin suivant. Elle ne respectait pas l’horaire des visites.

— Et puis, dit-elle, il va falloir remplacer Risson pour raconter des histoires aux enfants. Après Risson, mon frère Benjamin n’est plus à la hauteur. Mais vous, vous pourrez remplir ce rôle. On n’a pas passé douze ans de sa vie à se raconter des histoires à soi-même, on n’a pas inventé le personnage de la veuve Hô sans devenir un excellent conteur. Et vos histoires ont ressuscité plus d’une fois l’inspecteur Pastor. À vous de choisir, donc : mourir ou raconter. Je reviendrai dans une semaine. Mais je vous préviens honnêtement : ma famille, il faut se la faire !

* * *

Ce à quoi assista l’infirmière Magloire pendant les sept jours qui suivirent tenait purement et simplement du miracle. Le blessé cicatrisait à vue d’œil. Il se mit à manger comme quatre dès qu’on lui eut enlevé les sondes. Les grands pontes défilaient à son chevet. Les étudiants noircissaient leurs calepins.

Le septième jour, vêtu dès l’aube, assis sur son lit, sa petite valise prête, il attendit la jeune fille maigre. Elle apparut à six heures du soir. Dans l’encadrement de la porte, elle dit :