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— Le taxi nous attend.

Il sortit sans même s’appuyer à son bras.

39

« C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas. Sept, même, avec le chien qui avait accompagné le Petit à la boulangerie. Un chien épileptique, sa langue pendait sur le côté. »

Et chez nous, c’est la nuit. Clara vient de déposer le cachemire sur la petite lampe qui diffuse sa lumière rasante dans la chambre des enfants. Les pyjamas et les chemises de nuit sentent la pomme fraîche. Les charentaises se balancent dans le vide. Assis sur le tabouret de Risson, Van Thian raconte. La petite Verdun, pénarde, dort, dans ses bras. Les yeux des enfants ne sont pas partis en voyage tout de suite. Ils épiaient le vieux flic. Ils l’attendaient au tournant. Qui est-ce, ce mec qui prétend pouvoir remplacer Risson ? Round d’observation. Mais le vieux Thian n’est pas du genre à s’émouvoir. Et puis il a la voix de Gabin. Ça aide.

— Je vais vous raconter l’histoire de la fée Carabine.

Voilà ce qu’il a annoncé.

— C’est la fée qui transforme les mecs en fleurs ? a demandé le Petit.

— Tout juste, a fait le vieux Thian. (Il a ajouté :) Faites gaffe, c’est une histoire où chacun de vous joue un rôle.

— J’ai passé l’âge des fées, a dit Jérémy.

— Y a pas d’âge, a répondu Thian.

Depuis, il raconte.

Posée sur mes genoux, la tête de Julie pèse le bon poids des retrouvailles.

Les yeux des gosses ont enfin lâché Thian. Ils se sont envolés. Et quand, à la fin du premier chapitre, la vieille dame à l’appareil acoustique se retourne pour flinguer le blondinet, c’est le sursaut général. Suivi du beau silence : la surprise qui retombe en douceur.

Mais Jérémy a décidé de faire sa mauvaise tête. Quand tout le monde est remis sur pied, il dit :

— Y a quèque chose qui cloche.

— Qu’est-ce qui cloche ? demande Thian.

— Ce blondinet, là, ce Vanini, c’est un sale con de raciste, hein ?

— Oui.

— Il casse la tête aux Arabes avec son poing américain, non ?

— Si.

— Alors pourquoi t’en fais un marrant ?

— Un marrant ?

— Quand il pense que la plaque de verglas a une forme d’Afrique, quand il pense que la vieille est arrivée jusqu’au milieu du Sahara, qu’elle pourrait couper par l’Érythrée ou la Somalie mais que la mer Rouge est affreusement gelée dans le caniveau, c’est plutôt des idées poilantes, non ?

— Plutôt, oui.

— C’est ça qui cloche, parce qu’un fumier pareil peut pas avoir des pensées aussi rigolotes.

— Ah ! non ? Pourquoi ?

(Ouh-là, je sens qu’on est embarqué dans un débat de fond…)

— Parce que !

Devant la puissance de l’argument, Thian réfléchit C’est une chose de savoir raconter, c’en est une autre de modifier les convictions de Jérémy.

Silence.

Qu’est-ce qu’il va sortir ? Un discours subtil sur l’ambivalence humaine, comme quoi on peut être le dernier des salopards et ne pas manquer d’humour pour autant ?

Silence.

Ou bien un plaidoyer sur la liberté du créateur, liberté qui consiste, entre autres, à flanquer les pensées que l’on veut dans les caboches de son choix…

Mais non. Comme tous les grands stratèges, le vieux Thian opte pour une troisième voix : l’inattendue. Il jette sur Jérémy un regard sans émotion, qui prend toute la mesure du môme, puis sa voix à la Gabin prononce paisiblement :

— Écoute voir, p’tite tête, si tu continues à me les briser, je donne la parole à Verdun.

Sur quoi il élève Verdun à bout de bras, dans la lumière vague de la chambre, bien en face de Jérémy. Verdun ouvre des yeux de braise, une bouche comme un cratère, et Jérémy hurle :

— NOOOON ! Raconte, oncle Thian, la suite, bordel, LA SUITE !

FIN