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Tout en murmurant, elle faisait sauter nos premiers boutons et son feulement des savanes coulait directement dans le velouté de mon oreille.

— Non, crois-moi, Benjamin, il vaut mieux ne fouiller personne ; la prescription, ça a du bon.

— Prescription, mon cul ! Je me rappelle mot pour mot ma dernière conversation avec le vieux Risson : il a une croix gammée à la place du cœur.

— Et alors ?

(La première fois que je l’ai vue, Julie, elle volait un shetland au rayon pulls du Magasin. Ses doigts s’enroulaient d’eux-mêmes, et sa main aspirait. J’ai illico décidé de devenir le shetland de Julie.)

— Benjamin, l’important n’est pas de savoir ce qu’un Risson a pensé ou fait quand sa cervelle était en état de marche, mais de combattre les salauds qui ont transformé cette cervelle en huile de vidange.

Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais cette dernière phrase fut prononcée sous nos draps, et il me semble bien qu’il n’y avait plus la moindre fringue dans le secteur. Pourtant, elle ne lâchait pas son sujet.

— Tu sais pourquoi il a décollé comme ça, Risson ?

— Je m’en tape.

C’était vrai. Ça m’était égal. Non plus au nom d’une éthique anti-Rissonienne, mais parce que les mamelles de Julie sont le lit de mon cœur. Elle a quand même tenu à m’expliquer pendant que je me servais. Et, tous ses doigts dans mes cheveux, elle m’a raconté l’aventure de Risson.

* * *

TRAGÉDIE EN 5 ACTES.

Acte I : Quand je me suis fait virer du Magasin, l’année dernière, après l’article de Julie, l’Inspection du Travail est tombée sur le poil de la direction. Elle voulait savoir à quoi ressemblait une boîte qui employait un bouc émissaire chargé d’éponger toutes les emmerdes en chialant comme un veau devant les clients râleurs. Et madame l’Inspection a trouvé des tas de choses. Entre autres, un Risson qui conservait sa librairie au noir alors qu’il aurait dû être à la retraite depuis dix années bien tassées. Exit, Risson. Fin du Premier Acte.

Acte II : Lourdé, seul au monde dans son petit deux-pièces de la rue Broca, Risson se couche et déprime. Le genre d’apprenti cadavre à être retrouvé en compote avariée dans son plumard, six mois plus tard, par des voisins à l’odorat subtil. Lorsqu’un matin…

Acte III : Bonté du Bon Dieu, Risson voit débarquer chez lui une toute jeune fille, aide-soignante et ménagère, soi-disant cadeau gratis de la Municipalité. Une petite brune à l’œil d’azur, vive comme un furet et douce comme un rêve de femme. Ô joie ! Ô dernière idylle ! La jeunette te cajole le Risson, te l’emballe, et te lui enfourne des tonnes de médicaments pas avouables pour curer ses langueurs.

Acte IV : Risson dépense tous ses ronds pour acheter de plus en plus de bonbons magiques, passe naturellement de la pilule à la piquouse, décolle, sénilise à la vitesse grand Vé, et un matin, tout euphorique après une bonne giclée intraveineuse, il se dépoile en plein marché du Port-Royal. Gueule des maraîchers devant le strip-tease de Mathusalem !

Acte V : Police, internement d’office à Sainte-Anne, telle aurait dû être la fin logique de cette affreuseté. Mais Julie pistait la brunette depuis un certain temps, bien décidée à tirer Risson de ses pattes en forme de seringues. Aussi, quand le vieux fait son happening dans les fruits et légumes, Julia, qui le suivait, lui jette son manteau sur les épaules (un beau sconse noir luisant comme un capot de Buick) l’enfourne dans un taxi, et, après deux jours et deux nuits de sommeil forcé, nous l’amène ici, dans la maison Malaussène, comme elle l’a fait des trois autres grands-pères, à des fins désintoxicationistes. Voilà. La suite reste à écrire. C’est le sujet de l’article que Julie prépare pour son journal, dans le but de faire tomber la bande de la jolie brunette piquouseuse de vieillards.

* * *

Risson raconte la Guerre et la Paix, et, dans le sifflement empoisonné de la petite bombe, on peut entendre tourner les noms de Natacha Rostov, de Pierre Besoukhov, d’André, d’Hélène, de Napoléon, de Koutouzov…

Ma pensée à moi s’envole vers Julie, vers ma Corrençon, vers ma journaliste de l’Éthique… Trois semaines que nous ne nous sommes vus. Prudence. La bande ne doit pas savoir où sont planqués les vieux. Elle n’hésiterait pas à buter ces témoins gênants, et moins encore leur entourage…

Où es-tu Julie ? Je t’en supplie, sois prudente. Ne déconne pas, ma Julia. Méfie-toi de la ville. Méfie-toi de la nuit. Méfie-toi des vérités qui tuent.

Ce pensant, je fais un clin d’œil discret à Julius le Chien, qui se lève pour sortir avec moi dans Belleville : notre bol d’air nocturne.

5

Pendant que le prince André Bolkonski regardait tournoyer sa mort dans une quincaillerie désaffectée de Belleville, une jeune fille anonyme jouait du violon, quai de la Mégisserie, derrière sa fenêtre close. Toute vêtue de noir, debout devant la ville, la jeune fille torturait la sonate № 7 de Georg Friedrich Haendel.

Pour la millième fois, elle revit la séquence des actualités télévisées de vingt heures : le jeune policier blond, au manteau vert, qui gisait, tête éclatée, sur l’asphalte de Belleville, et la petite Vietnamienne, si vieille, si fragile, si menacée, qui demandait, en gros plan :

— Pouôtédger ?

Couronnant le manteau vert, la tête blonde du garçon figurait une vaste fleur sanglante au-dessus de sa tige.

— Quelle horreur ! avait dit maman.

— Elle ressemble à Hô Chi Minh, cette Vietnamienne, tu ne trouves pas ? avait demandé papa.

* * *

La jeune fille avait discrètement quitté le cercle de famille et s’était enfermée dans sa chambre. Elle n’avait pas allumé la lumière. Elle avait pris son violon. Debout devant la double fenêtre close, elle s’était mise à jouer toutes les pièces de son répertoire. Cela faisait maintenant quatre heures qu’elle jouait. Elle découpait la musique dans la nuit à petits coups d’archet tranchants. Les doigts de sa main gauche se relâchaient si vite au passage du crin qu’ils étouffaient toute résonance. Rien d’autre que cette note juste et glacée comme une lame. On eût dit qu’elle jouait avec un rasoir. Qu’elle lacérait ses plus jolies robes… C’était le tour de Georg Friedrich Haendel, maintenant.

La ville égorgeait les vieilles dames…

La ville faisait exploser les jeunes têtes blondes… — « Pouôtédger ? » demandait une Vietnamienne seule dans la ville… « pouôtédger ? »…

— Il n’y a pas d’amour, murmura la jeune fille entre ses dents.

C’est alors qu’elle vit l’auto. C’était une longue auto noire dont la carrosserie luisait vaguement. Elle venait de se garer au beau milieu du Pont-Neuf, au-dessus de la Seine, avec majesté, comme on accoste. La porte arrière s’ouvrit. La jeune fille vit un homme sortir. Il soutenait une femme chancelante.

— Saoule, diagnostiqua la jeune fille.

(Et le passage de son archet sur les cordes rendit un de ces sons vacillants dont seul le violon a l’horrible secret.)

L’homme et la femme titubaient vers le parapet. La jeune fille sentait la tête rousse de la femme peser de tout son poids sur l’épaule de son compagnon.

— À moins qu’elle ne soit enceinte, se dit la jeune fille, il y a tant de raisons de vomir…

Mais non, la femme ne se cassa pas en deux pour rendre son trop-plein de maternité à la Seine. Le couple semblait rêver, au contraire, la tête de la femme contre l’épaule de l’homme, la joue de celui-ci dans la chevelure de celle-là. Le manteau de fourrure de la femme luisait comme la carrosserie de l’auto.