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— Non, c’est de l’amour, se dit la jeune fille.

(Première caresse de la soirée pour Georg Friedrich Haendel.)

— Elle a les mêmes cheveux que maman.

Une incroyable chevelure rousse, en fait, blond vénitien peut-être, où se prenait la lueur du réverbère, ce qui faisait au couple une auréole dorée.

— Alors, la voilà, la belle amour ?

Contre le trottoir, patiente, l’auto lâchait dans le froid de petites fumeroles blanches et silencieuses. Georg Friedrich Haendel pansait ses blessures.

— De l’amour, répéta la jeune fille.

Et juste à ce moment-là, elle entendit le rugissement. Cela perça le double vitrage de ses fenêtres. Un long rugissement métallique qui sortait du moteur de l’auto en stationnement, dont la porte avant, soudain, s’était ouverte. La jeune fille vit alors l’homme disparaître derrière le parapet et la femme basculer par-dessus le pont. On eût dit que la femme s’était envolée. Elle était encore déployée dans l’espace que l’homme, déjà, s’engouffrait dans la portière ouverte et que l’auto démarrait dans un hurlement de ses quatre roues. Il y eut le corps blanc de la femme dans la nuit, le virage de l’auto, le choc de son aile arrière contre une borne, sa fuite ferrailleuse le long du quai, à toute allure. La jeune fille ferma les yeux.

Quand elle eut le courage de les rouvrir — il ne s’était écoulé que quelques secondes — le pont était vide. Mais, entre les parois luisantes du quai, glissait la masse sombre d’une péniche. Et là, dans les replis d’une montagne de charbon, brisé comme un oiseau mort, le corps nu de la femme passait sous les yeux de la jeune fille.

— Il n’aura pas tout perdu, pensa la jeune fille, il a gardé le manteau.

Puis, pour la seconde fois, elle reconnut l’auréole d’or autour du visage si blanc.

— Maman, murmura-t-elle.

Elle laissa tomber l’archet et le violon, ouvrit grand la fenêtre et hurla dans la nuit.

6

On se les gèle à moins douze, et pourtant Belleville bouillonne comme le chaudron du diable. À croire que toute la flicaille de Paris monte à l’assaut. Il en grimpe de la place Voltaire, il en tombe de la place Gambetta, ils rappliquent de la Nation et de la Goutte d’Or. Ça sirène, ça gyrophare et ça stridule à tout va. La nuit a des éblouissements. Belleville palpite. Mais Julius le Chien s’en fout. Dans la demi-obscurité propice aux régals canins, Julius le Chien lèche une plaque de verglas en forme d’Afrique. Sa langue pendante y a trouvé du délicieux. La ville est l’aliment préféré des chiens.

On dirait que, dans cette nuit coupante, Belleville règle tous les comptes de son histoire avec la Loi. Les matraques pourfendent les impasses. Rades et fourgons jouent les vases communiquants. C’est la valse du dealer, c’est la course à l’Arabe, c’est le grand méchoui de la flicaille à moustaches.

À part ça, le quartier reste le même, c’est-à-dire toujours changeant. Ça devient propre, ça devient lisse, ça devient cher. Les immeubles épargnés du vieux Belleville font figure de chicots dans un dentier hollywoodien. Belleville devient.

* * *

Il se trouve que moi, Benjamin Malaussène, je connais le grand ordonnateur de ce devenir Bellevillois. Il est architecte. Il s’appelle Ponthard-Delmaire. Il perche dans une maison toute de verre et de bois, enfouie dans la verdure, rue de la Mare, là-haut. Un coin de paradis pour les ateliers du bon Dieu, normal. C’est un archicélèbre, Ponthard-Delmaire. On lui doit, entre autres, la reconstruction de Brest (architecturalement parlant, le Berlin-Est français). Il va bientôt publier dans ma boîte (aux Éditions du Talion) un gros ouvrage sur ses projets parisiens : le genre mégalo-book, papier glacé, photos couleurs, plan dépliable et tout. Opération prestige. Avec de belles phrases d’architectes : de celles qui s’envolent en abstractions lyriques pour retomber en parpaings de béton. C’est parce que la Reine Zabo m’a envoyé chercher son manuscrit que j’ai eu les honneurs de Ponthard-Delmaire, le fossoyeur de Belleville.

— Pourquoi moi, Majesté ?

— Parce que s’il y a quelque chose qui merde dans la publication de son livre, Malaussène, c’est vous qui vous ferez engueuler. Autant que Ponthard connaisse tout de suite votre jolie tête de bouc.

Ponthard-Delmaire est un gros mec qui, pour une fois, ne se déplace pas « avec une étonnante souplesse pour sa corpulence ». Un gros qui se déplace comme un gros ; pesamment. Qui se déplace peu, d’ailleurs. Après m’avoir filé son bouquin, il ne s’est pas levé pour me raccompagner. Il m’a juste dit :

— J’espère pour vous qu’il n’y aura pas de problème.

Et il ne m’a pas lâché des yeux, jusqu’à ce que le larbin au gilet d’abeille eût refermé sur moi la porte de son bureau.

* * *

— Tu viens, Julius ?

On croit qu’on emmène son chien pisser midi et soir. Grave erreur : ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation.

Julius s’arrache à son Afrique verglacée, et nous continuons notre balade, direction Koutoubia, le restaurant de mon pote Hadouch et de son père Amar. Belleville peut bien se convulser autour de ses tripes, rien ne modifiera la trajectoire du penseur et de son clébard. Pour l’heure, le penseur évoque la femme qu’il aime. « Julie, ma Corrençon, où es-tu ? Tu me manques, bordel, si tu savais comme ! » Il y a tout juste un an de ça, Julie (qu’à l’époque j’appelais Julia) faisait une entrée discrète dans ma vie. Femme nomade, elle me demanda si j’acceptais d’être son porte-avions. « Pose-toi, ma belle, et décolle aussi souvent que tu le veux, moi, désormais, je navigue dans tes eaux. » J’ai répondu quelque chose dans ce genre. (Ouh, là ! que c’était beau…) Depuis, je passe ma vie à l’attendre. Les journalistes de génie ne vous baisent qu’entre deux articles, voilà l’inconvénient. Et si elle grattait dans un quotidien, au moins… mais non, c’est dans un mensuel que ma Corrençon s’exprime. Et elle n’y publie que tous les trois mois. Oui, l’amour trimestriel, voilà mon lot. « Pourquoi t’occupes-tu de ces vieux camés, Julie ? Parce qu’un aïeul qui se défonce c’est le scoop de l’année ? » Je devrais avoir honte de me poser cette question, mais je n’en ai pas le temps. Une main, jaillie de la nuit, me chope par le col et m’arrache. Je décolle et j’atterris.

— Salut, Ben.

Le couloir est obscur, mais je reconnais le sourire : tout blanc, avec un trou noir entre les deux incisives. Si une loupiote s’allumait, les cheveux seraient bouclés roux au-dessus d’un œil fauve. Simon le Kabyle. Je reconnais aussi son haleine mentholée.

— Salut, Simon, depuis quand tu m’alpagues comme un flic ?

— Depuis que la poulaille nous empêche de monter dans la rue.

Cette autre voix aussi, je la reconnais. Une voix souple qui fait un pas en avant, et la nuit prend corps autour de Mo le Mossi, l’ombre immense du Kabyle.

— Qu’est-ce qui se passe, les gars ? On a encore égorgé une vieille ?

— Non, cette fois, c’est une vieille qui a farci un flic.

Cannelle et menthe verte, Mo le Mossi et Simon le Kabyle font la paire la plus efficace de la Roquette aux Buttes Chaumont en matière de loteries clandestines. Ce sont les lieutenants de mon pote Hadouch, fils d’Amar, et condisciple à moi au lycée Voltaire. (À ma connaissance, le seul khâgneux à avoir choisi la section bonneteau.)

— Un flic tué par une vieille ?

(Ce qu’il y a d’agréable, avec Belleville, c’est la surprise.)