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Comme tous les mariniers, il avait une tête de forain ravagé par l’ennui et le 421.

— Le jour où vous regarderez pleuvoir les filles, dit Pastor en passant devant lui, vous vous paierez une pile de pont.

Rigolade générale.

— Elle est morte ? demanda le marinier.

— En bonne voie, répondit un des brancardiers.

— Où est la jeune fille au violon ? demanda Pastor.

— Dans l’estafette, répondit un des flics. Elle est complètement allumée, cette gamine, elle croyait que c’était sa mère, dans le charbon.

Pastor fit un pas vers l’estafette, puis, il se ravisa.

— Ah ! j’oubliais…

Il s’était retourné vers le marinier.

— Demain, quand vous aurez livré, vous irez boire un coup dans votre troquet habituel, non ?

— Plutôt deux, fit le marinier en sautant sur place.

— Pas un mot de tout ça, dit Pastor.

Il souriait toujours. Mais d’un sourire absolument immobile.

— Quoi ?

— Pas la plus petite allusion. Vous n’en parlez à personne. Même pas à vous-même. Il ne s’est rien passé.

Le marinier n’en revenait pas. Deux secondes plus tôt, il avait affaire à un petit gars marrant, tout en gestes dans son gros pull de laine, et maintenant, le flic.

— Et pas d’alcool pendant dix jours, ajouta Pastor, comme s’il dictait une ordonnance.

— Hein ?

— Un ivrogne, ça raconte n’importe quoi, surtout la vérité.

Les yeux de Pastor s’étaient creusés. Ils étaient très loin de son sourire.

— Régime sec. Compris ?

Il semblait fatigué, soudain.

— C’est vous la Loi, bougonna le marinier qui venait de perdre d’un coup son carburant et le sujet de conversation de toute une vie.

— Vous êtes gentil, dit Pastor avec lenteur.

Il ajouta :

— D’ailleurs, les belles filles ne tombent pas du ciel.

— C’est rare, convint le marinier.

— Ça n’arrive jamais, dit Pastor.

* * *

La première personne que Pastor vit dans l’estafette, ce fut l’agent en uniforme. Il se tenait recroquevillé à une extrémité de la banquette, un calepin vierge ouvert sur ses genoux serrés, aussi loin que possible de la jeune fille au violon. La jeune fille était très brune, très pâle, et terriblement adolescente. Elle était toute vêtue de noir, ses mains coupées à la première phalange par des mitaines de résille. « Je porte le deuil du monde, n’espérez pas me faire sourire », voilà ce que voulait signifier ce déguisement de veuve sicilienne. Le petit flic en uniforme accueillit Pastor avec le regard du chien qu’on va peut-être détacher. Pastor tendit la main à la jeune fille :

— C’est fini, mademoiselle, je vous raccompagne chez vous.

* * *

Dans la voiture de service, assise à côté de Pastor qui conduisait avec douceur, la jeune fille se mit à parler. Elle évoqua d’abord le visage d’une Vietnamienne très âgée, qui l’avait bouleversée, à la télévision, aux actualités de vingt heures. « Pouôtédger ? » demandait la vieille dame, « et on sentait toute la menace du monde peser sur ses épaules », précisa la jeune fille au violon. Pastor conduisait en silence. Sans gyrophare. Sans sirène. Lui dans son chandail, la jeune fille dans ses pensées, on aurait pu croire le frère et la sœur. La jeune fille se sentait en confiance. Elle redit une nouvelle fois ce qu’elle avait vu par sa fenêtre. Elle raconta, dans le moindre détail : le rugissement de l’auto, la femme nue dans l’espace…

Mais, selon elle, le plus grave était qu’elle avait cru reconnaître sa mère dans le corps qui glissait « sur son catafalque de charbon ». Apparemment, le fait que la maman en question dormît tranquillement dans sa chambre à ce moment-là n’y changeait rien.

— C’est absolument comme si j’avais tué maman, monsieur l’inspecteur ! J’ai essayé d’expliquer cela à votre collègue en uniforme, il n’a pas voulu me comprendre.

En effet. Pastor essaya d’imaginer la tête du jeune flic et faillit griller un feu rouge.

* * *

Après avoir déposé la jeune fille chez elle, Pastor retrouva la Maison en éruption : couloir bondés d’Arabes assis par terre ou serrés sur des bancs, claquements de porte, coups de gueule, sonneries de téléphone, rafales de machines à écrire, va-et-vient de dossiers à grandes enjambées de flics furibards… Hommage du commissaire divisionnaire Cercaire à l’inspecteur Vanini, tombé cette nuit, victime de la ville. Deuil flamboyant du divisionnaire Cercaire. Cellules et fichiers se remplissaient.

Pastor se réfugia dans l’ascenseur en bénissant le ciel de ne pas être un homme de Cercaire, mais un flic du divisionnaire Coudrier. Le divisionnaire Coudrier traitait discrètement les affaires, dans la pénombre d’un bureau confortable. Le divisionnaire Coudrier vous offrait le café dans des tasses empire, frappées de l’impériale majuscule « N ». Le divisionnaire Coudrier se montrait peu. Il n’était pas un flic de terrain. Si Pastor venait à se faire tuer dans la rue, Coudrier aurait le deuil sobre. Peut-être priverait-il son café de sucre, pendant quelques jours.

* * *

Quand Pastor ouvrit la porte de son propre bureau, ce fut pour y découvrir une minuscule Vietnamienne, montée sur socques de bois, et occupée à avaler un plein verre à dent d’une matière blanchâtre avec un rictus cyanuré.

8

Pastor referma la porte du bureau sans s’émouvoir.

— Tu te suicides, Thian ? Je me suis pourtant laissé dire que tu avais fait un tabac, à la télé, ce soir.

Tête renversée, la Vietnamienne leva une main qui exigeait le silence. Le bureau était un bureau de flic à petit budget. Deux tables, deux machines à écrire, un téléphone et des fichiers métalliques. Pastor y avait installé un lit de camp. Il dormait là, quand il n’avait pas la force de rentrer chez lui. Pastor était un héritier du boulevard Maillot. Une grande maison, au bord du Bois. Une grande maison vide. Depuis la mort du Conseiller et de Gabrielle, Pastor dormait au bureau.

Quand elle eut reposé le verre et qu’elle se fut essuyé les lèvres du revers de la main, la Vietnamienne dit :

— Ne me cherche pas, gamin ; ce soir, je hais la jeunesse.

Elle n’avait plus le moindre accent de sa lointaine Plaine des Joncs. Elle avait la voix de Gabin : quelque chose comme un roulement de galets, scandé par les intonations irréfutables du douzième arrondissement.

— C’est la mort de Vanini qui te met dans un état pareil ? demanda Pastor.

D’un geste las, la Vietnamienne retira sa perruque de cheveux lisses, ce qui fit jaillir sur toute la surface de son vieux crâne une brosse grise et clairsemée, mais raide comme la fureur.

— Vanini était un petit con qui a dû pousser son pion trop loin, dit-elle, il s’est mangé une bastos, paix à son âme. C’est pas de ça qu’il s’agit, gamin, aide-moi, tu veux ?

La Vietnamienne présenta son dos à Pastor qui dégrafa la robe thaï, et, d’un coup de glissière, fendit la soie jusqu’à la naissance des fesses. La forme humaine qui enjamba la robe était entièrement masculine et thermolactyle. Pastor cessa de respirer.

— Qu’est-ce que tu utilises, comme parfum ?

— « Mille Fleurs d’Asie », tu aimes ?

Pastor expira comme on se purge.

— Incroyable que Cercaire ne t’ait pas reconnu !

— Même moi je ne me reconnaîtrais pas, gronda l’inspecteur Van Thian en dégageant l’arme de service dissimulée dans le creux de ses maigres cuisses.

Il ajouta :

— Ma parole, gamin, c’est comme si j’étais devenu ma propre veuve.