– Oh! beaucoup de gens l’habitent.
– Évidemment. Vous avez parfaitement raison, prononça le monsieur à la pelisse de raton, riant un peu pour garder les apparences. Je sens que je m’embrouille légèrement, mais pourquoi prenez-vous ce ton? Vous voyez bien que j’avoue sincèrement, que je m’enfonce et si vous êtes un homme arrogant… Oh! vous m’avez vu suffisamment humilié. Je parle d’une dame de conduite honnête, c’est-à-dire de mœurs légères… Excusez… je m’enfonce… comme si je parlais littérature… vous comprenez… on invente un Paul de Kock romancier léger… et le malheur vient de Paul de Kock… Voilà.
Le jeune homme jeta un regard plein de commisération sur le bourgeois à la pelisse de raton qui avait l’air complètement égaré et qui, silencieux, le fixait avec un sourire stupide, saisissant d’une main tremblante, sans aucun motif, le pan de son pardessus.
– Vous voulez savoir qui habite ici? demanda le jeune homme qui recula légèrement.
– Vous avez dit que les locataires étaient nombreux.
– Je sais que Sophia Ostafievna, notamment, habite ici. Le jeune homme prononça ces paroles dans un murmure et comme avec un sentiment de pitié.
– Vous voyez bien… vous voyez que vous êtes au courant, jeune homme!
– Je vous assure que non, je ne sais rien…
– Je viens d’apprendre par la cuisinière qu’elle vient ici… Mais vous n’y êtes pas car ce n’est point chez Sophia Ostafievna… Elle ne la connaît pas.
– Non? Alors pardon…
– Évidemment, tout cela ne vous intéresse pas, jeune homme. L’étrange bonhomme parlait avec une ironie amère.
– Écoutez, fit le jeune homme en balbutiant. J’ignore en réalité, la cause de votre état actuel, mais on a dû vous tromper. Parlez net.
L’autre sourit affirmativement.
– Alors, nous allons pouvoir nous comprendre, ajouta le jeune homme. Et il sembla esquisser un léger demi-salut aimable.
– Vous m’avez mortellement atteint. Pourtant, je le confesse, c’est bien cela. Mais à qui pareille chose n’arrive-t-elle pas? Votre sympathie m’émeut profondément, avouez qu’entre jeunes gens… Je ne suis certes pas jeune, mais vous comprenez, l’habitude, la vie de célibataire… entre vieux garçons, c’est connu…
– Naturellement, c’est connu. Mais en quoi puis-je vous aider?
– Eh bien! mais… admettez qu’en fréquentant Sophia Ostafievna… D’ailleurs je ne sais pas encore sûrement où cette dame s’est rendue; je sais uniquement qu’elle se trouve dans cette maison. Mais observant vos allées et venues, moi-même arpentant l’autre côté, je me suis dit… Bref, j’attends cette dame, certain qu’elle est ici. J’aimerais la rencontrer et lui expliquer l’inconvenance, la vilenie… vous me comprenez, n’est-ce pas?
– Hum!… Ensuite?
– Ce n’est pas pour moi que j’agis… N’allez point penser… Elle est l’épouse d’un autre. Le mari attend là-bas, sur le pont Voznessenski. Son désir est de la prendre sur le fait, mais il ne se résout pas. Il ne croit pas encore, comme tous les époux. Ici, l’homme à la pelisse de raton esquissa un sourire. Je suis son ami. Convenez-en, je suis un homme assez respectable et ne puis être celui pour qui vous me prenez.
– C’est évident. Je vous écoute.
– Alors donc, je ne cesse de la surveiller, j’en suis chargé. Pauvre mari! Mais je sais que la jeune dame est rusée. Les livres de Paul de Kock sont toujours sous son oreiller, et je suis sûr qu’elle filera, d’une manière ou d’une autre, secrètement. J’avoue que c’est la cuisinière qui m’a instruit de ses visites ici. J’ai bondi comme un fou dès que je l’ai appris. Je veux la pincer. Je la soupçonnais depuis longtemps et c’est pourquoi j’ai voulu vous demander… Vous marchiez ici… vous… vous… comment dire?
– Soit. Mais enfin, que voulez-vous?
– Oui… je n’ai pas l’honneur de vous connaître et n’ose pas être curieux… qui êtes-vous? En tout cas, faisons connaissance, si vous permettez. L’occasion est agréable!…
Le bourgeois, fortement ému secoua chaudement la main du jeune homme.
– J’aurais dû agir de la sorte dès le début, dit-il encore, mais j’ai oublié toute convenance.
Tandis qu’il s’exprimait ainsi, il jetait des regards inquiets autour de lui, allait de droite et de gauche à petits pas et saisissait, par moments, comme un homme perdu, la main de son interlocuteur.
Il poursuivit:
– Voyez-vous… je voulais m’adresser à vous amicalement… excusez la liberté que je prends… J’aurais aimé vous prier de marcher de l’autre côté… du côté de la ruelle… c’est l’entrée de service… Moi je me promènerai ici, autour de l’entrée principale: de cette manière elle ne nous échappera pas… J’avais peur, étant seul, de la rater… et je ne veux pas la manquer. Dès que vous la verrez, arrêtez-la et appelez-moi… Oh! je suis fou. Je m’aperçois maintenant seulement de toute la sottise et de l’inconvenance de ma proposition!
– Oh! non. Comme vous voulez…
– Ne m’excusez pas… Je me sens hors de moi, égaré comme je ne le fus jamais. Comme si j’étais devant des juges. Je vous avouerai même… franc, honnête avec vous, jeune homme… je vous avais pris pour l’amant.
– Autrement et simplement dit… vous voulez savoir ce que je fais ici?
– Honoré Monsieur, cher Monsieur… loin de moi la pensée que vous l’êtes… je ne vous salirai pas de pareil soupçon, mais… me jureriez-vous que vous n’êtes pas l’amant?
– Eh bien, puisque vous le voulez, je vous donne ma parole d’honneur que je suis l’amant mais non celui de votre femme… Si je l’étais, je ne me trouverais pas dans la rue, je serais avec elle.
– De mon épouse! Qui vous a parlé de ma femme, jeune homme? Je suis célibataire… c’est-à-dire, c’est moi qui suis l’amant…
– Vous m’avez dit que le mari attendait sous le pont Voznessenski…
– Évidemment, oui… je confonds tout, mais il est d’autres liens. Et avouez, jeune homme, qu’une certaine légèreté de caractère, je veux dire…
– Allons, allons… parfait, très bien.
– En d’autres termes, je ne suis pas du tout le mari…
– Je vous crois. Mais à vous parler franchement, je vous dissuade actuellement parce que je veux me calmer moi-même. Et c’est du reste pourquoi je suis si franc avec vous. Vous m’avez troublé, vous me gênez. Je vous promets de vous appeler. Je vous supplie, pourtant, de me céder la place et de vous éloigner. J’attends moi-même.
– D’accord… comme vous voulez. Je m’éloigne, je respecte l’impatience passionnée de votre cœur. Je le comprends, jeune homme. Oh! comme je vous comprends maintenant.
– Bien, bien…
– Au revoir. D’ailleurs, excusez-moi, jeune homme, un dernier mot. Je ne sais comment le dire… Donnez-moi une fois encore votre parole d’honneur que vous n’êtes pas l’amant.
– Ah! Seigneur.
– Et une dernière question: vous connaissez le nom du mari de votre… c’est-à-dire de celle qui est l’objet de votre passion?
– Je le connais, évidemment… ce n’est pas le vôtre, suffit.
– Comment savez-vous donc mon nom de famille?
– Écoutez-moi… fichez le camp. Vous perdez votre temps. Elle aura le temps de se sauver mille fois. Eh bien, qu’avez-vous? La vôtre a un manteau de renard et une capeline, la mienne a un manteau à carreaux et un chapeau de velours bleu. Que vous faut-il de plus? Que voulez-vous encore?