– Ah!
– Oh!
Du bruit venait de l’appartement de Bobinitsyne. Déjà on ouvrait la porte. On entendait des voix.
– Oh! ce n’est pas elle! je connais sa voix. Maintenant je sais tout, ce n’est pas elle! déclara le personnage en pelisse de raton.
Il était pâle comme un mort.
– Silence!
Le jeune homme s’adossa au mur.
– Mon cher Monsieur, je me sauve. Ce n’est pas elle. Je suis très heureux.
– Fort bien. Partez, partez!
– Pourquoi donc restez-vous?
– Et vous-même?
La porte s’ouvrit et le bonhomme à la pelisse, ne se maîtrisant plus, descendit en courant l’escalier.
Un monsieur et une dame passèrent devant le jeune homme qui sentit l’angoisse étreindre son cœur… Il entendit la voix de la femme qu’il connaissait, puis une voix rauque, masculine, qu’il lui sembla vaguement reconnaître.
– Cela ne fait rien, j’ordonnerai de faire avancer la voiture, déclara la voix rauque.
– Soit, très bien!
– Ce n’est pas loin… un instant!
La dame resta seule.
– Glafira! où sont tes serments? s’écria le jeune homme en békécha, saisissant la main de la dame.
– Ah! Mais qui est-ce? Serait-ce vous, Tvorogov! Seigneur! Que faites-vous?
– Avec qui étiez-vous ici?
– Mais c’est mon mari, partez, allez-vous en! Il va revenir de suite… de… chez les Polovitsyne. Allez-vous en au nom du ciel! Partez.
– Les Polovitsyne ont déménagé il y a déjà trois semaines! Je suis au courant de tout.
– Ah!
La dame se précipita vers le perron. Le jeune homme la rattrapa.
– Qui vous a appris? demanda la dame.
– Votre mari, Madame, Ivan Andreievitch, il est ici, il est devant vous, Madame…
Ivan Andreievitch se trouvait en effet près du perron.
– Oh! c’est vous, Glafira! s’écria le monsieur à la pelisse de raton…
– Ah! c’est vous? s’écria, elle aussi, Glafira, se précipitant sur lui en feignant la joie. Seigneur! Oh! ce qui m’est arrivé! J’étais chez les Polovitsyne et figure-toi… tu sais qu’ils habitent maintenant près du pont Ismailovski. Je te l’ai dit, tu te rappelles. Là j’ai pris un traîneau, les chevaux s’emballèrent, prirent un galop fou, brisèrent le traîneau. Je tombai à cent pas d’ici… On a arrêté le cocher. J’étais hors de moi. Par bonheur Monsieur Tvorogov…
– Comment?
Monsieur Tvorogov, le, jeune homme en békécha, ressemblait plus à une statue de pierre qu’à monsieur Tvorogov.
– Monsieur Tvorogov m’a vue ici et a bien voulu me conduire. Mais vous êtes là maintenant et il ne me reste plus qu’à vous exprimer ma gratitude la plus chaude, Ivan Ilitch…
La dame tendit la main au jeune homme ébahi, puis elle la serra, la pinça même.
– Monsieur Tvorogov! Nous eûmes le plaisir de nous rencontrer au bal des Skorloupov. Je te l’ai raconté, il me semble? L’aurais-tu oublié, coco?
– Oh! mais oui, naturellement! Ah! si je me souviens! balbutia le bonhomme que la dame venait d’appeler coco, très heureux! très heureux!
Et il serra la main de monsieur Tvorogov.
– Avec qui êtes-vous donc? Qu’est-ce que cela signifie? J’attends…
La voix rauque se fit entendre.
Un homme de très haute taille se tenait devant le groupe. Il mit son monocle et fixa attentivement le mari.
– Oh! Monsieur Bobinitsyne, balbutia la dame. D’où venez-vous? Quelle rencontre! Figurez-vous que les chevaux ont failli me tuer il y a une minute… Mais voici mon mari! Jean!
– Monsieur Bobinitsyne… au bal chez les Karpov…
– Très heureux. Mais mon amie, je vais prendre tout de suite une voiture.
– Prends-la, Jean, je suis encore toute tremblante. J’ai peur de me trouver mal. Aujourd’hui, au bal masqué, murmura-t-elle à Tvorogov… Au revoir, au revoir, Monsieur Bobinitsyne! Nous nous rencontrerons sans doute demain au bal chez les Karpov…
– Non, mes excuses, mais je n’y serai pas demain, puisque les choses tournent ainsi aujourd’hui. Demain…
Monsieur Bobinitsyne marmotta des paroles inintelligibles, salua en faisant grincer ses bottes, prit placé dans son traîneau et partit. La voiture s’approcha: la dame s’assit. Le personnage à la pelisse de raton s’arrêta: il parut n’avoir pas la force de se mouvoir et fixa, hébété, le monsieur en békécha. Celui-ci sourit plutôt stupidement.
– Je ne sais…
– Excusez… enchanté de vous connaître, déclara le jeune homme, saluant.
– Infiniment heureux.
– Mais n’auriez-vous pas perdu l’un de vos caoutchoucs?
– Moi? Ah oui! je vous remercie, merci! je désire depuis longtemps en acheter d’autres…
– Avec ces caoutchoucs, les pieds transpirent toujours, observa le jeune homme avec une expression d’infinie sollicitude.
– Jean, ne pourrais-tu faire plus vite?
– C’est juste, ils transpirent! Tout de suite, immédiatement mon trésor. Conversation intéressante. En effet, ils transpirent, comme vous venez de le remarquer. Mais, je… mes excuses.
– Je vous en prie.
– Infiniment heureux de vous avoir connu… L’homme à la pelisse de raton prit place dans la voiture qui démarra. Le jeune homme demeura comme cloué sur place, jetant des regards stupéfaits sur le carrosse.
II .
Il y avait représentation le lendemain soir, à l’opéra italien. Ivan Andreievitch fit irruption dans la salle à la manière d’une bombe. Jamais encore il n’avait manifesté pareille passion pour la musique. D’habitude, Ivan Andreievitch avait grand plaisir à ronfler une heure ou deux à l’opéra italien. Il disait même à ses amis, parfois, que c’était agréable et doux. «La prima donna miaule comme une chatte blanche sa berceuse!» Mais des mois avaient passé depuis la dernière saison, et maintenant hélas! Ivan Andreievitch, même chez lui, ne dormait plus la nuit. Pourtant, ce fut comme une bombe qu’il entra dans la salle bondée. L’ouvreuse frémit en le regardant avec méfiance et alla jusqu’à fixer l’une de ses poches, presque sûre d’apercevoir le manche de quelque poignard. Il faut remarquer, à ce propos, que deux partis venaient de se constituer; chacun soutenait sa prima donna. Ils s’appelaient, les uns sistes, les autres nistes. Les deux aimaient tellement la musique que les ouvreuses finirent par craindre quelque manifestation trop résolue en faveur de tout ce qui touchait, en beauté et élévation, les deux prime donne. Aussi, devant cette exaltation d’un homme aux cheveux grisonnants, presque quinquagénaire, un peu chauve et sérieux, l’ouvreuse se rappela, malgré elle, les hautes paroles d’Hamlet, le prince danois:
Lorsque l’âge mûr tombe si terriblement,
Que penser de ta jeunesse?…
Et comme nous l’avons déjà dit, elle jeta un regard de biais sur la poche latérale du frac avec la crainte d’apercevoir un poignard. Mais il n’y avait qu’un portefeuille et rien de plus.