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Olia traversa dans un étourdissement joyeux tout Kalininski. Et même ses hideux gratte-ciel en béton lui semblaient maintenant gracieux. Elle descendit vers la Moskova et monta sur le pont. Tout, dans cette partie de Moscou, a des proportions gigantesques et inhumaines. À l'horizon on! voit se profiler la pyramide de deux cents mètres du M.G.U. [17]. De l'autre côté du fleuve, dans le même élan du gothique stalinien, s'élance dans le ciel le bâtiment de l'hôtel «Ukraïna». Derrière elle scintille le livre ouvert du gratte-ciel du COMECON [18]. Sur l'autre rive, face à l'«Ukraïna», se dresse un ensemble gris-vert de blocs aux fenêtrès orange. C'est là justement que se situe le Centre du commerce international.

Sur le pont soufflait un vent fort et souple. Il semblait à Olia que ses cheveux courts flottaient comme une longue traîne soyeuse. Elle ne s'était jamais sentie aussi jeune et aussi libre. De nouveau, comme autrefois, elle pensa avec un sourire d'admiration: le K.G.B. peut tout!

Pendant les deux années qui suivirent les Jeux olympiques, Olia apprit ce que signifiait la «spécificité» dont avait parlé Vitali Ivanovitch. Elle savait maintenant ce qui l'intéressait, lui et ses collègues. Et elle savait comment le soutirer habilement à un étranger. Comme lui paraissait à présent ridicule cette astuce de Jean-Claude qui avait eu un brusque besoin de traduction! Maintenant, assez souvent elle s'en servait elle-même pour lier connaissance avec les étrangers «intéressants». Mais elle avait quantité d'autres ruses. Les noms de ses connaissances étrangères défilaient – cela durait une semaine, un mois, un an. Un certain Richard, un Alain… John, Jonathan, Steeven… Oui, il y avait même deux Jonathan, l'un anglais, l'autre américain. Dans sa mémoire se bousculaient leurs voix en un chœur confus. Émergeaient des bribes de leurs confidences. L'un d'eux portait le titre d'«Honorable» et en était très fier. Un autre était passionné d'alpinisme et faisait de l'escalade en Nouvelle-Zelande. Un autre encore affirmait qu'en URSS on tombe partout sur les gens du K.G.B. Tout cela, et beaucoup d'autres choses, était passé dans les rapports qu'Olia avec application transmettait à Vitali Ivanovitch. Et parfois des détails dont personne n'avait besoin refaisaient surface, alors même que sa mémoire confondait déjà ceux à qui ils appartenaient: une épaule pleine de taches de rousseur, le reflet d'un visage qui ressemblait à un masque pâle dans la lourde obscurité de la chambre…

Parfois, en se réveillant au petit matin, a l'heure favorite des suicidaires, elle percevait presque physiquement le vide sonore qui entrait dans ses yeux. Elle se relevait sur un coude et avec un étonnement craintif elle contemplait une tête, une oreille un peu décollée, un bouche entrouverte d'où s'échappait un petit sifflement tranquille. Puis son regard glissait vers le tas de vêtements froissés sur la chaise, rencontrait l'œil langoureux d'un brun saxophoniste engominé qui lui souriait sur le mur. «Gianni Caporale»,lisait-elle sur le poster. Parfois, dans cette obscurite, son regard était accroché par celui d'une belle créature pulpeuse à moitié nue ou par celui de Lénine collé au-dessus du lit par un occidental plaisantin. Elle lisait silencieusement «Gianni Caporale» et s'effrayait de sa propre voix intérieure. «Qu'est-ce que je fais là?» La question résonnait dans sa tête. Et chaque fois ce «je» évoquait pour elle leur appartement à Borissov, l'odeur et la lumière particulières de leurs chambres. Et aussi une journée d'hiver au soleil» étincelant, une pente luisante d'où dévalaient les skieurs et les gamins sur leur luge. Ce jour-là – c'était sans doute un dimanche – ses parents se promenaient avec elle. Quand elle se fut lassée de sa luge, Ivan s'amusa à proposer à la mère de faire une descente. Et celle-ci, enivrée par le soleil, l'air vif et glacé, accepta en riant. Ils s'élancèrent, si grands et si drôles sur la petite luge! En bas, ils s'étaient renversés, avaient gravi la pente la main dans la main et étaient réapparus au sommet, les joues rouges et les yeux brillants.

Olia regardait de nouveau celui qui dormait à côté d'elle. Elle l'appelait silencieusement par son nom, se rappelait ce qu'elle savait de lui en essayant de le faire vivre, de le rapprocher d'elle-même, mais tout restait vide de sens.

«Je ne suis qu'une putain», se disait-elle. Mais elle savait bien que ce n'était pas vrai. «Qu'est-ce que ça me rapporte? Les collants de la Beriozka [19], cette saleté de maquillage qu'on peut acheter chez n'importe quel trafiquant… Ce serait bien d'arrêter cela tout de suite. Vitali Ivanovitch? Eh bien, quoi? Je pourrais aller le voir et lui dire sans détour: "Ça suffit comme ça. C'est terminé. Je me marie." On ne me mettrait pas en prison pour ça…»

Ces réflexions nocturnes la calmaient un peu. «Je me complique la vie, pensait-elle. Je me bourre le crâne avec toutes ces bêtises. "Qu'est-ce qui est bien? Qu'est-ce qui est mal [20]?" En fait, où est le mal dans tout cela? Les filles de l'Institut passent des mois dans les restaurants avant de décrocher quelque Yougoslave pouilleux. Tandis que là, il y en a pour tous les goûts… Tiens, Milka Vorontsova, une belle fille racée, une princesse, elle a trouvé un mari, un Africain, et sans broncher!»

Olia se souvenait que Milka, après les trois jours de fête du mariage, était revenue à l'Institut. Dans les intervalles entre les cours, ses camarades l'avaient entourée et, avec des clins d'œil malicieux, avaient commencé à lui poser des questions sur les premières joies de la vie conjugale. Milka, sans aucune gêne et même contente de cette curiosité, les instruisait:

– Écoutez, les futures «mères-héroïnes [21]», la règle d'or avec un mari africain, c'est de ne jamais rêver de lui la nuit.

– Pourquoi donc? demandèrent des voix étonnées.

– Parce qu'il est si laid que, si on le voit en rêve, on risque de ne pas se réveiller!

Il y eut une explosion de rires. Quand le bruit grêle de la sonnerie retentit, les étudiantes, écrasant hâtivement leur cigarette, se dirigèrent vers la salle de cours. Olia demanda à Milka: «Écoute, Milka, tu es vraiment décidée à te négrifier et à vivre à Tamba-Dabatou?» Milka la regarda avec ses yeux bleus limpides et dit à mi-voix: «Olietchka, n'importe quelle ville du globe peut devenir une ville de transit!»

Derrière la fenêtre le jour commençait à pointer. Sur l'oreiller la tête marmonna quelque chose en français et se retourna sur l'autre joue. Olia s'allongea aussi en dépliant avec soulagement son coude fatigué. L'heure des suicidaires reculait en même temps que l'ombre de la nuit.

Le premier «client» d'Olia au Centre était le représentant d'une firme électronique anglaise. Elle prit contact avec lui par téléphone, se présenta en disant qu'elle serait son interprète. La voix dans l'écouteur était calme, assurée, et même un peu autoritaire. Elle imagina un visage à la James Bond, tempes grisonnantes, costume sombre comme taillé dans un bloc de granit scintillant de mica. «Un vieux loup, lui avait dit de cet Anglais Sergueï Alexeievitch, l'officier du K.G.B. qui travaillait avec elle au Centre. Il connaît bien l'URSS, parle russe, mais le dissimule…»

Mais le ton imposant de la voix dans l'écouteur l'avait trompée. Ce ton était tout simplement façonné par le métier. Quand, dans le hall, se détachant du mur, dans une veste à carreaux, un homme grassouillet et chauve se dirigea vers elle avec un sourire un peu gêné, Olia resta ébahie. Déjà il inclinait la tête et tendait la main en se présentant tandis qu'elle continuait à le regarder. Au même moment, au centre du hall, s'élançait sur sa perche un coq de métal qui annonçait bruyamment midi en battant des ailes. «Drôle de représentant!» pensa Olia dans l'ascenseur.

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[17] Université d'État de Moscou.

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[18] Comité d'entraide économique des pays de l'Est.

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[19] Magasin réservé aux étrangers qui paient en devises.

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[20] Formule de Maïakovski.

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[21] Titre honorifique que l'on décerne aux mères de famille nombreuse.