Ce matin-là, en prenant sa douche, l'Anglais avait perdu une lentille de contact. En tâtonnant dans le bac pour la retrouver, il avait égaré la seconde. Une fois habillé, il avait retiré du fond de sa valise son étui à lunettes, les avait sorties nerveusement et les avait laissé tomber sur un cendrier de marbre. «Comment peut-on se montrer dans un tel état?», s'étonnait Olia. Lui jetait sur elle des regards un peu confus: le verre droit de ses lunettes avait disparu et à travers le cercle vide son œil regardait d'une façon floue et craintive.
«Je comprends presque tout en russe, avait-il dit dans l'ascenseur, mais je manque de pratique et je parle très mal.» Il disait: «Je téléphone à vous» et, ce qui amusait particulièrement Olia, «Vous voulez moi fermer la porte?» Il logeait à l'«Intourist». Le troisième soir, ils dînèrent ensemble au restaurant et elle resta chez lui.
Et de nouveau, elle connut au petit matin ce réveil creux de l'heure des suicidaires. Mais également, cette fois, une sérénité calme et désespérée. Elle comprit que ce qui la tourmentait, ce n'était pas un inutile remords, mais cette espérance absurde immanquablement déçue. Déjà à l'Institut elle l'avait éprouvée et elle la retrouvait maintenant au Centre.
Elle rencontrait un nouvel «objet», et malgré elle, sans en avoir conscience, commençait a attendre quelque changement miraculeux, une vie toute neuve qui ne ressemblerait pas à l'ancienne.
Mais rien ne changeait. Parfois elle accompagnait ses connaissances à l'aéroport. Somnolentes, comme dans un royaume sous-marin, se faisaient entendre les annonces à Cheremetievo. Et déjà, au-delà de la douane, son «objet» lui faisait des signes d'adieu en se perdant dans la foule colorée des voyageurs. Elle s'en allait lentement vers l'arrêt du bus.
Rien ne changeait.
Et maintenant, éveillée au côté de l'Anglais qui dormait le nez dans l'oreiller, elle comprit enfin qu'il n'y avait rien à attendre. Que tout cela était inutile. Inutile, cet espoir de quelque chose. Et parfois de la pitié pour cet «objet», un être vivant malgré tout. Et ce vague sentiment de honte…
Il fallait aller de l'avant, en connaissant sa place dans cette longue chaîne invisible qui se perdait dans le labyrinthe du jeu politique, du vol technologique, et qui aboutissait quelque part dans les capitales d'Europe et d'Outre-Atlantique. Réfléchir à tous ces rouages, ce n'était pas son affaire. Son affaire à elle, c'était, dans un rapide échange de paroles et de regards, d'apprécier son «objet» et, dans un temps donné, jouer tous les actes du spectacle amoureux convenu. Son affaire, c'était, rencontrant un tel représentant en veste à carreaux, de lui faire oublier que ses humides cheveux roussâtres couvraient à peine sa calvitie, que son œil droit regardait vaguement et craintivement, et que, en deboutonnant sa chemise froissée sous sa ceinture, il avait dénudé son ventre blanc, essayé de le rentrer, puis, ayant surpris son regard, s'était trouvé horriblement confus.
Dans son premier rôle au Centre, Olia joua si bien que l'Anglais n'osa pas la payer. Lorsqu'elle alla avec lui à Cheremetievo, il lui tendit maladroitement un parfum très cher dont l'étiquette de la Beriozka avait été grattée.
De ce premier client elle se souvenait bien; sa mémoire gardait quelques traces des deux suivants; quant aux autres, ils commençaient à se confondre dans son souvenir.
Avec sa collègue Svetka Samoïlova, Olia avait loué deux pièces, non loin de Belaïevo. Svetka travaillait au Centre depuis déjà deux ans. Elle était d'une avarice extraordinaire pour les devises et la lingerie occidentale, mais en même temps prodigue et généreuse à l'excès, à la russe.
Elle avait une nature belle et opulente. Et su elle n'avait pas réussi à s'agripper à Moscou, elle se serait transformée depuis longtemps en une matrone d'Arkhangelsk, en une vivante montagne saine au sang chaleureux. En revanche, à Moscou, et spécialement au Centre, elle avait dû contrecarrer toutes les lois de sa nature. Elle suivait sans cesse un régime, s'imposait de boire le thé sans sucre et surtout, à chaque minute libre, elle faisait du hula-hoop. La mode en était passée depuis des années, mais il ne s'agissait pas de mode. Dans son hula-hoop Svetka avait percé un trou, y avait glissé une demi-livre de plomb et l'avait rebouché avec du ruban adhésif. C'était devenu un engin pesant. Elle le faisait tourner à la cuisine en remuant une semoule claire, au téléphone, dans la chambre devant la télévision.
Elles passaient souvent dans la chambre de Svetka leurs soirées libres, en bavardant ou en regardant à la télévision les innombrables épisodes d'un film d'aventures.
Olia y venait quelquefois quand Svetka n'était pas là, tantôt pour emprunter le fer à repasser, tantôt pour laisser sur le lit une lettre portant le grossier cachet d'un village au nord d'Arkhangelsk.
Dans ces moments-là, la chambre de Svetka lui apparaissait sous un jour tout à fait différent, inhabituel. Elle enveloppait du regard l'étroite table de travail, le guéridon où s'empilaient de vieilles revues occidentales, les arabesques d'un épais tapis. Et elle ne reconnaissait plus tout cela.
On voyait une demi-matriochka [22] écaillée hérissée de crayons, une soucoupe en verre scintillant de bracelets et de boucles d'oreilles et, ouvert sur une pile de journaux, un petit livre de papier gris: Cigales d'automne.
Olia se pencha. En marge, un léger coup d'ongle marquait un tercet:
Olia regardait tout ce qui l'entourait avec une curiosité inquiète. On aurait dit que les objets se plaisaient à l'endroit où ils avaient été posés. Parmi ces choses, Olia pressentait l'espoir d'un apaisement, la possibilité d'une réconciliation avec tout ce qu'elle vivait chaque jour. Etonnée, elle faisait comme une étrange excursion dans ce futur qu'elle anticipait et elle ne savait pas s'il était encourageant ou désespérant.
Il lui arrivait d'aller prendre derrière la coiffeuse le lourd hula-hoop et elle essayait, pour s'amuser, de le faire tourner en imitant les déhanchements de Svetka. Elle se rappelait la plaisanterie de son amie:
– Te souviens-tu qui a trouvé cette perle? Breton? Aragon? «Je vis passer une guêpe à la taille de femme!»
– Oui, et surtout avec des hanches comme une trayeuse d'Arkhangelsk, la taquina Olia.
– Ris toujours! Avec l'âge tu comprendras que les vrais hommes apprécient toujours la poétique des contrastes!
Et Svetka faisait tournoyer son engin à une! telle vitesse qu'il sifflait avec la fureur menaçante d'un insecte agressif…
Sur la coiffeuse de Svetka, parmi les flacons et les pots de cosmétique, se trouvait une feuille couverte de chiffres. Chaque semaine elle prenait ses mesures. Parfois Olia ajoutait aux chiffres quelques zéros fantastiques ou transformait les centimètres en centimètres cubes. Elles en riaient beaucoup toutes les deux.
Dans le désordre de tous les objets accumulés sur la table de Svetka se dressaient deux photos dans des cadres identiques. Sur la première on voyait un élégant officier bronzé, un sourcil légèrement relevé. Au bas de la photo se détachait en lettres blanches: «À ma chère Svetka, Volodia. Tachkent 1983». Sur l'autre, un homme et une femme, pas encore vieux, gauchement serrés épaule contre épaule, regardaient droit devant eux, sans sourire. Leurs visages de paysans étaient si simples et si ouverts – et presque démodés dans cette simplicité – qu'Olia se sentait toujours gênée par leur regard silencieux…
«C'est curieux, pensait-elle. Et si tous les clients étrangers de Svetka voyaient un jour ce hula-hoop, cette photo, ce "Tachkent 1983"? Et cela aussi: "… veille un tigre toujours aux aguets…"?»