Oui, vraiment, tout allait bien. Un travail vivant, un cortège incessant de visages et de noms, le remue-ménage qui annonçait le nouvel an. C'était agréable de plaire, de le voir dans le regard d'hommes soignés et pleins d'assurance. Agréable de porter son corps jeune et ferme, d'imaginer son visage, ses yeux, dans cette agitation humaine de la capitale. Et de se sentir adulte, indépendante et même un peu agressive.
Olia ne savait pas que, vu de profil et à contre-jour, le reflet de son visage semblait presque transparent et d'une finesse juvénile, et rappelait le visage de sa mère au même âge. Mais cela, seul son père le voyait. Et même lui le voyait à travers une telle amertume du passé que, malgré lui, il secouait la tête comme pour chasser cette fragile ressemblance.
3
– «On ne peut plus reculer, qu'il dit. Derrière nous, Moscou!» Et derrière nous, nom de Dieu, des mitrailleuses! Ha! Ha! Ha! Maintenant Gorbatchev va tous les foutre en l'air. Tu as lu sur Brejnev, dans les Izvestia! On écrit: la stagnation, la maffia… Et avant, c'était «le socialisme développé». Ça, c'est ce qu'on appelle une volte-face! Et sur Staline aussi, tu as lu, Vania? Les Mémoires de Khrouchtchev… Nikita écrit – quand la guerre a éclaté, Staline, de peur, a fait dans ses culottes. Il s'est barricadé dans sa datcha et ne laissait entrer personne. Il pensait qu'il était fichu. Et à nous on racontait des bobards: «Il a organisé la lutte… il a tracé la stratégie de la victoire…» Un sacré généralissime!
Ivan dodelinait de la tête, n'associant qu'avec peine cette voix et la tache pâle du visage qui flottait dans la fumée nacrée du tabac. Entre les tables naviguaient des serveurs à la carrure de gorilles et à la physionomie de videurs. Avec leurs doigts en éventail ils portaient des grappes de bocks.
Ivan ne comprenait presque plus rien de ce que lui disait son voisin – celui qui pendant la guerre avait servi dans les transmissions. Il entendait seulement: «Staline… Staline…» Et confusément cela faisait remonter en lui une image du passé: la plaine glacée de la place Rouge, le 7 novembre 1941, le flot interminable des soldats transis et lui-même enfin, au milieu de ces colonnes glacées. Le Mausolée apparut, de plus en plus proche. Et déjà le chuchotement des soldats, comme un murmure de vagues, parcourt les rangs: «Staline… Staline…» Soudain il l'aperçoit sur la tribune du Mausolée, dans la vapeur glacée des respirations. Staline! Calme, immobile, inébranlable. À sa vue quelque chose de presque animal tressaille en chacun d'eux. Chacun d'eux se croit regardé par lui au fond des yeux.
«Après ce défilé, les soldats partaient directement au front», expliquera après la guerre la voix assurée du présentateur commentant ce document d'époque. Et chacun emportait dans son cœur les paroles inoubliables du Chef suprême des armées: «Notre cause est juste! La victoire sera à nous!»
Et eux marchaient, marchaient toujours, régiment après régiment; et dans leurs yeux exorbités se reflétaient les murs crénelés du Kremlin, le Mausolée givré qui semblait être en daim blanc, et un homme de taille moyenne dont la moustache était recouverte de gouttelettes argentées…
Près de leur table surgit un colosse, une serviette blanche sur le coude, qui, regardant d'un air blasé les trois vétérans ivres, lança:
– Alors, les grands-pères, je remets ça ou on fait les comptes?
– Vas-y, mon fils, une dernière tournée avant de partir, beugla le voisin d'Ivan. Tu vois, nous, on s'est rencontré ici, on est tous presque du même régiment, on a fait la guerre sur le même ront. Seulement moi, j'étais dans les transmissions, Vania dans l'artillerie et Nicolaï…
En hoquetant il se mit à raconter sa guerre avec de larges gestes sur la table. Le serveur attrapa les bocks vides et s'en alla en bâillant chercher la bière.
Ivan revoyait maintenant, non pas la place Rouge, mais une cour recouverte de boue pétrifiée par le froid et la neige sèche, entourée de baraquements, ou bien de casernes. On les a parqués là et gardés dans le vent glacé, plusieurs heures. On a aussi amené sur de grandes télègues des gars de la campagne, mal dégrossis, aux vestes ouatées, aux chapkas ébouriffées, aux valenki [26] avachis. Personne ne sait ce qui va arriver – si on va les envoyer tout de suite en première ligne ou si on va les laisser là, les nourrir ou les fourrer à la caserne, sur les bat-flanc. Et le bleu du ciel bas d'hiver se durcit lentement. Le crépuscule descend. Il neige et ils sont toujours debout, plongés dans un engourdissement ensommeillé et silencieux. Et soudain, quelque part du côté des télègues, dans un cri strident rugit la garmochka [27]. C'est un gars de la campagne qui joue, avec une crinière de boucles dorées pas encore tondue, sans chapeau, une veste de mouton usée déboutonnée… Il joue Iablotchko [28], il joue avec une passion désespérée, en tirant furieusement sur sa garmochka. Son regard aveugle se perd au loin, quelque part au-dessus des têtes. Au milieu des soldats qui l'entourent un marin danse avec la même passion désespérée, frappant violemment des talons la terre glacée. Il est de taille moyenne, robuste, les traits du visage taillés à la serpe. Maillot de marin, caban noir. Il danse avec violence, découvrant ses dents dans un rictus sauvage et figé, fixant lui aussi l'horizon gris dans une ivresse aveugle. L'accordéoniste joue de plus en plus vite en se mordant les lèvres et en secouant la tête avec frénésie. Et le marin frappe la terre de plus en plus fort. Les soldats envoûtés regardent son visage défiguré par la souffrance bienheureuse. Ils ne savent plus où ils sont, ils ne pensent plus à la nourriture, ni au sommeil, ni au front. L'officier qui s'est approché pour mettre fin à cette gaieté par un grand coup de gueule s'arrête et regarde en silence. Les chaussures du marin sont lourdes comme si elles étaient en fonte. Elles sont lacées avec des bouts de fil télégraphique…
Le serveur apporte la bière, pose les bocks sur les traînées humides de la table. Soudain, tout à fait clairement, comme chez celui qui n'a rien bu, résonne dans la tête d'Ivan une question: «Mais où est-ce qu'il peut bien être maintenant, ce petit marin? Et cet accordéoniste frisé?» Et tout à coup de la pitié pour eux le saisit. Et, sans savoir pourquoi, de la pitié aussi pour ceux avec qui il boit. Son menton commence à trembler et, à demi couché sur la table, il tend les bras pour les embrasser et ne voit plus rien à travers ses larmes.
Avant de s'en aller, ils boivent la troisième bouteille de vodka et, titubant, se soutenant l'un l'autre, sortent dans la rue. La nuit est pleine d'étoiles. Sous les pieds crisse la neige glacée. Ivan glisse et tombe. Le télégraphiste le relève avec peine.
– C'est rien! C'est rien, Ivan! T'en fais pas, on va te rentrer. T'y arriveras, t'en fais pas…
Ensuite il se produit quelque chose d'étrange. Nicolaï tourne sous un porche. Le télégraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s'en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se relève avec difficulté: «J'y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raïkom, et après je tourne à gauche…»