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— … une fille du nom d’Anna Becker ? J’ai son numéro si tu veux bien le noter.

Le feu passa au vert. Tout en redémarrant, il attrapa la photocopie qu’il avait pliée dans sa poche et dicta le numéro de Sécu à Mathilde.

— C’est qui ?

— Vingt-cinq ans, métisse, une belle fille qui termine ses études de médecine. Elle a disparu et je donne un coup de main à sa famille pour la retrouver.

— En free-lance ?

— En bénévole. Tu sais ce qu’on dit : flic un jour, flic toujours.

— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

— Je suis preneur de tout ce que tu pourras récupérer.

— OK, je vais voir ce que je peux faire. Je te rappelle.

Marc raccrocha, satisfait. Prochaine étape : Philippe Lelièvre.

En faisant une recherche sur son téléphone, il avait constaté que Lelièvre figurait sur les pages jaunes en tant que dentiste. Son cabinet se situait au même numéro que le logement loué par Anna au tout début des années 2010.

Boulevard de Port-Royal, il aperçut les marquises de verre de la station de RER puis, plus loin encore, la façade végétale de La Closerie des Lilas. Il mit son clignotant pour tourner avenue de l’Observatoire et dépassa la fontaine et sa horde de chevaux marins qui s’ébrouaient au milieu des jets d’eau. Il se gara sous les marronniers, claqua la portière et prit le temps de terminer sa cigarette, le regard flottant de l’autre côté du jardin où les piliers et les croisillons tout en brique rouge du Centre Michelet rappelaient les couleurs chaudes d’Afrique et d’Italie.

En observant distraitement les jeunes enfants qui se défoulaient sur le terrain de jeu, Caradec fut cueilli par ses propres souvenirs. À l’époque où il habitait boulevard Saint-Michel, il lui arrivait de venir jouer ici avec sa fille. Une période bénie dont il n’avait compris la valeur que plus tard. Il cligna des yeux, mais, loin de se dissiper, les images se multiplièrent, d’autres lieux, d’autres joies avec en bande-son le rire de sa fille lorsqu’elle avait cinq ou six ans. Ses glissades en toboggan, ses premiers tours de manège au Sacré-Cœur. Il la revit en train de sauter pour attraper des bulles de savon. Il la revit dans ses bras sur la plage de Palombaggia, les yeux levés vers le ciel à montrer du doigt les cerfs-volants.

Passé un certain âge, un homme n’a plus peur de rien à part ses souvenirs. Où avait-il entendu ça ? essaya-t-il de se remémorer en écrasant sa clope sur le trottoir. Il traversa la rue, sonna à l’entrée de l’immeuble et monta les marches au pas de course. Comme le font certains flics, il avait conservé sa carte qu’il brandit sous les yeux de la jolie brune de l’accueil.

— BRB, mademoiselle, je souhaiterais m’entretenir avec le docteur.

— Je vais le prévenir.

C’était bon de retrouver les vieilles sensations et les réflexes d’autrefois : le mouvement, une certaine façon de s’imposer, l’autorité que constituait le sésame tricolore…

Il patienta debout, accoudé au guichet de la réception. Le cabinet dentaire avait dû être rénové récemment, car il sentait encore la peinture fraîche. C’était un espace qui se voulait à la fois high-tech et chaleureux : comptoir et fauteuils en bois clair, murs de verre et paravent en bambou. En fond sonore, une musique « apaisante » évoquait le reflux des vagues, enrobé de flûte et de harpe romantiques. Insupportable.

Contrairement à ce qu’il s’était imaginé, Lelièvre était un jeune dentiste qui n’avait pas encore franchi le cap de la quarantaine. Tête ronde, cheveux coupés court, lunettes à montures orange qui encerclaient des yeux rieurs. Sa blouse à manches courtes laissait voir un impressionnant tatouage de licorne courant sur son avant-bras.

— Reconnaissez-vous cette femme, docteur ? demanda Caradec après s’être présenté.

Il tendit au médecin son téléphone portable qui affichait une photo récente d’Anna envoyée par Raphaël. Lelièvre répondit sans hésitation :

— Bien sûr. Une étudiante à qui j’ai loué l’une de mes chambres de bonne il y a quatre ou cinq ans. Anna… quelque chose.

— Anna Becker.

— C’est ça : si je me souviens bien, elle faisait sa médecine à la fac Paris-Descartes.

— De quoi vous souvenez-vous d’autre, justement ?

Lelièvre prit le temps de fouiller dans sa mémoire.

— De pas grand-chose. Cette fille, c’était la locataire parfaite. Discrète, jamais un loyer en retard. Elle payait en liquide, mais j’ai tout déclaré au fisc. Si vous en voulez la preuve, je demanderai à mon expert-comptable de vous…

— Ce ne sera pas nécessaire. Elle recevait beaucoup de monde ?

— Personne dont je me rappelle. Elle donnait l’impression de bosser jour et nuit. Mais pourquoi cet interrogatoire, capitaine ? Il lui est arrivé quelque chose ?

Caradec se massa l’arête du nez et éluda la question.

— Une dernière chose, docteur : savez-vous où habitait Anna avant d’être votre locataire ?

— Bien sûr : c’est mon ex-beau-frère qui lui louait une chambre. Le flic fut traversé par un léger courant électrique. Exactement le genre d’information qu’il était venu chercher.

— Manuel Spontini, c’est son nom, compléta le toubib. Après le divorce, il a été obligé de vendre son appartement de la rue de l’Université et la chambre de bonne qui lui était rattachée.

— Celle dans laquelle vivait Anna ?

— C’est ça. Ma sœur savait que je cherchais un locataire. C’est elle qui a donné mes coordonnées à Anna.

— Ce Spontini, où puis-je le trouver ?

— Il tient une boulangerie, avenue Franklin-Roosevelt, mais je vous préviens : c’est un sale type. Ma sœur a attendu trop longtemps avant de le quitter.

2.

Lassé de guetter un taxi porte d’Orléans, je m’étais rabattu sur le bus 68.

— Arrêt rue du Bac ? Vous y serez dans moins de vingt minutes, m’avait promis le chauffeur.

Je me laissai tomber sur un siège. J’étais abasourdi, dévasté, proche du K-O. Je repensais à tout ce que j’avais découvert en quelques heures : la photo des trois cadavres, le demi-million d’euros planqué dans la cloison, les faux papiers. Tout cela était si loin de l’image de la jeune femme que je connaissais : l’étudiante en médecine bûcheuse, la pédiatre modèle, attentive et douce avec les enfants, la compagne joyeuse et sereine. Je me demandais quel événement avait pu faire à ce point dérailler la vie d’Anna.

Je m’efforçai de me ressaisir et profitai du trajet pour potasser le site Internet de ma prochaine destination : le lycée Sainte-Cécile.

Réservée aux filles, l’institution était une structure catholique un peu particulière. Un petit établissement hors contrat ne dépendant pas de l’Éducation nationale, mais qui, à l’inverse de nombreuses « boîtes à bac », obtenait des résultats à l’examen très flatteurs, en particulier dans la section scientifique.

Le côté religieux de l’école n’était pas une posture : en plus de la messe bihebdomadaire et des groupes de prière, les lycéennes devaient participer à une catéchèse tous les mercredis après-midi et prendre part à plusieurs actions caritatives.

Le chauffeur ne m’avait pas menti. Il n’était pas encore 11 heures lorsque j’arrivai rue du Bac.

Saint-Thomas-d’Aquin. Le cœur du Paris chic. Celui de l’aristocratie et de ses hôtels particuliers. Celui des ministères et des immeubles bourgeois en pierre de taille aux toits d’ardoises et aux façades immaculées.

En quelques pas, j’avais rejoint la rue de Grenelle. Je sonnai et montrai mes papiers au concierge. Derrière la lourde porte en arc de cercle se cachait une cour pavée, verte et fleurie, plantée de prunus et de lauriers. Organisée en carré, comme un cloître, elle abritait une fontaine en pierre qui donnait à l’endroit des airs de jardin toscan. Une cloche discrète sonna l’heure du changement de salle. Dans le calme, la cour fut alors traversée par de petits groupes de lycéennes portant des jupes plissées bleu marine et des vestes brodées d’un écusson. La verdure, le murmure du point d’eau et les uniformes catapultaient le visiteur loin de Paris. On était dans les années 1950, tour à tour en Italie, à Aix-en-Provence ou dans un collège anglais.