Выбрать главу

Pendant quelques secondes, je pensai à la cour de mon lycée. Salvador-Allende, dans l’Essonne. Début des années 1990. À mille lieues de ce cocon. Deux mille élèves parqués dans un enclos de béton. La violence, la drogue, l’horizon bouché. Les profs qui cherchaient tous à se barrer, les rares bons élèves qui se faisaient chambrer et tabasser. Une autre planète. Une autre réalité. Une sale réalité que j’avais fuie en écrivant des histoires.

Je me massai les paupières pour éloigner ces souvenirs et me renseignai auprès d’un jardinier qui arrosait un massif de sauges.

— Le responsable de l’établissement ? Bah ! c’est m’dame Blondel, notre directrice. C’est la dame, là-bas, devant le tableau sous les arceaux.

Clotilde Blondel… Je me souvenais d’avoir lu son nom sur le site Web. Je le remerciai et me dirigeai vers la directrice. C’était la femme que j’avais vue sur la photo de classe trouvée chez Anna. La petite cinquantaine, élancée, vêtue d’un tailleur en tweed léger et d’un polo de coton stretch couleur terre de Sienne. Clotilde Blondel portait bien son nom : blonde, lumineuse, entre Greta Garbo et Delphine Seyrig. À contre-jour, sa silhouette poudroyait dans les particules dorées de cette fin d’été. Comme une apparition céleste.

Sa main était posée sur l’épaule d’une élève. Je profitai de leur aparté pour l’observer davantage. Des traits délicats, sans âge, une grâce naturelle dépourvue d’arrogance. Elle était à sa place dans ce jardin, entre la statue de la Vierge et celle de sainte Cécile. Elle dégageait quelque chose de très maternel : une proximité rassurante, une solidité. La jeune fille à qui elle parlait buvait d’ailleurs ses paroles, énoncées d’une voix à la fois douce et profonde. Dès qu’elles eurent fini leur discussion, je m’approchai pour me présenter :

— Bonjour, madame, je suis…

Un éclat d’émeraude brilla dans ses yeux.

— Je sais parfaitement qui vous êtes, Raphaël Barthélémy.

Déstabilisé, je fronçai les sourcils. Elle continua :

— D’abord parce que je suis l’une de vos lectrices, mais surtout parce que, depuis six mois, Anna n’a que votre nom à la bouche.

Je peinais à cacher ma surprise. Clotilde Blondel semblait s’amuser de ma confusion. De près, elle m’intriguait encore plus. Un visage ciselé, un parfum de lilas, des mèches solaires qui balayaient ses pommettes hautes.

— Madame Blondel, est-ce que vous avez vu Anna récemment ?

— Nous avons dîné ensemble la semaine dernière. Comme tous les mardis soir.

Je tressautai. Depuis que je la connaissais, Anna prétendait passer ses mardis soir à la salle de sport. Mais je n’étais plus à ça près…

Clotilde saisit néanmoins mon malaise.

— Raphaël, si vous êtes là aujourd’hui, c’est que vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?

— En fait, pas vraiment. Je suis là parce que je suis inquiet pour Anna.

Je lui tendis la pochette plastifiée.

— C’est cette photo qui m’a permis de remonter jusqu’à vous.

— Où avez-vous trouvé ça ?

— Dans l’appartement d’Anna. Elle a forcément une signification puisque c’est le seul cliché qu’elle garde chez elle.

Elle fit mine de s’offusquer :

— Vous avez fouillé chez elle sans sa permission ?

— Laissez-moi vous expliquer.

En quelques phrases, je la mis au courant de la disparition d’Anna, tout en passant sous silence les raisons de notre altercation.

Elle m’écouta sans s’émouvoir.

— Si je comprends bien, vous vous êtes disputé avec votre fiancée. Et pour vous donner une leçon, elle est rentrée sans vous à Paris. J’espère au moins que ça vous mettra du plomb dans la cervelle.

Je n’étais pas décidé à me laisser faire :

— Je pense que vous sous-estimez la gravité de la situation. La raison de ma présence ici dépasse le cadre de la dispute conjugale.

– À l’avenir, je vous conseille fortement d’éviter de fouiller dans ses affaires. Je connais Anna et je vous garantis que c’est le genre de choses qu’elle ne va pas apprécier.

Sa voix avait changé, plus dense, plus rauque, moins fluide.

— Je crois, moi, que j’ai eu raison d’agir comme je l’ai fait.

Une goutte d’encre noire se dilua dans ses pupilles, éteignant l’éclat de son regard.

— Reprenez votre photo et partez !

Elle tourna les talons, mais j’insistai :

— J’aimerais au contraire vous parler d’une autre photo.

Comme elle s’éloignait, je haussai la voix pour faire claquer ma dernière question :

— Madame Blondel, est-ce qu’Anna vous a déjà montré un cliché représentant trois corps carbonisés ?

Quelques lycéennes se retournèrent. La directrice fit volte-face.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous montions dans mon bureau.

3.

Huitième arrondissement.

Caradec alluma son clignotant, abaissa son pare-soleil et se gara sur une zone de livraison, place Saint-Philippe-du-Roule.

La maison Spontini tenait boutique dans un emplacement vitré tout en longueur à l’angle de la rue de La Boétie et de l’avenue Franklin-Roosevelt. Store couleur chocolat, lambrequin doré : la boulangerie-pâtisserie se voulait haut de gamme, proposant un éventail sophistiqué de pains et de viennoiseries. Marc passa la porte et observa les vendeuses qui, dans ce quartier d’affaires, se préparaient au coup de feu de midi, disposant derrière les vitrines sandwichs, tartes aux légumes et salades sous vide. Le spectacle réveilla sa faim. Le retour inopiné de Raphaël lui avait fait sauter son petit déjeuner et il n’avait rien avalé depuis la veille. Il commanda un sandwich au jambon de Parme et demanda à parler à Manuel Spontini. D’un geste du menton, la serveuse le renvoya vers le bistrot d’en face.

Caradec traversa la rue. Installé en terrasse, en manches de chemise, Manuel Spontini lisait L’Équipe devant un demi de bière. Un cigarillo à la bouche, des Ray-Ban sur le nez, il arborait rouflaquettes et cheveux en broussaille qui lui donnaient des airs du Jean Yanne des films de Chabrol ou de Pialat.

— Manuel Spontini ? On peut discuter trois minutes ?

Caradec s’imposa par surprise, s’asseyant devant lui, posant ses coudes sur la table comme pour le défier au bras de fer.

— Mais… qui êtes-vous, bon Dieu ? glapit le boulanger dans un mouvement de recul.

— Capitaine Caradec, BRB. Je mène une enquête sur Anna Becker.

— Connais pas.

Impassible, Marc lui présenta la photo d’Anna sur l’écran de son téléphone.

— Jamais vue.

— Je te conseille de regarder plus attentivement.

Spontini soupira et se pencha sur l’écran.

— Belle petite poupée black ! Je me la taperais bien.

Avec une vitesse foudroyante, Caradec saisit Spontini par les cheveux et lui plaqua la tête sur la table en métal, faisant valser le verre de bière qui se brisa sur le trottoir.

Les cris du boulanger attirèrent le garçon de café.

— J’appelle la police !

— C’est moi la police, petit ! répliqua Marc en dégainant sa carte de sa main libre. Apporte-moi plutôt un Perrier.

Le serveur détala. Caradec relâcha son étreinte.

— Tu as failli me péter le nez, putain ! geignit Spontini.

— Ta gueule. Parle-moi d’Anna, je sais que tu lui as loué une chambre. Raconte-moi.

Spontini attrapa une poignée de serviettes en papier pour éponger le sang qui coulait de sa narine gauche.

— Elle s’appelait pas comme ça.

— Explique.

— Son nom, c’était Pagès. Pauline Pagès. Comme on abat un atout à la belote, Caradec jeta sur la table la fausse carte d’identité d’Anna.

Spontini prit le document et l’observa.

— Ouais, c’est cette carte qu’elle m’a montrée la première fois que je l’ai vue.

— C’était quand ?

— J’en sais rien.

— Fais un effort.

Alors qu’on apportait à Marc son Perrier, Spontini replongea dans ses souvenirs. Après avoir mouché du sang, il se mit à réfléchir à voix haute :

— L’élection de Sarko à la présidentielle, c’était quand ?

— Mai 2007.

— Ouais. Dans l’été qui a suivi, il y a eu un violent orage sur Paris qui a inondé notre immeuble. Il a fallu refaire une partie du toit et rénover les chambrettes. Le chantier a été terminé à l’automne. J’ai mis une annonce dans mes trois magasins. Et ta jolie Barbie métisse a été la première à se présenter.

— Donc, c’était quel mois ?

— Octobre, je dirais. Fin octobre 2007. Au plus tard, début novembre.

— Le loyer, tu le déclarais ?

— Tu m’as bien regardé, mec ? Avec tout ce qu’on nous rackette, tu voudrais que je déclare une chambre de douze mètres carrés ? C’était du black, 600 euros cash par mois, à prendre ou à laisser. Et la fille a toujours payé.

— En 2007, elle était mineure. Elle devait avoir seize ans.

— Ce n’est pas ce que disaient ses papiers.

— Ses papiers étaient faux et tu t’en doutais.

Manuel Spontini haussa les épaules.

— Qu’elle ait eu quinze ans ou dix-neuf, je ne vois pas ce que ça change. Je n’ai pas cherché à la sauter. Je lui ai juste loué une chambre.

Agacé, il fit grincer sa chaise sur le goudron et essaya de se lever, mais Caradec le retint par le bras.

— La première fois que tu l’as vue, elle était comment ?

— J’en sais rien, bordel ! ça remonte à presque dix ans !

— Plus vite tu me réponds, plus vite on en aura terminé.

Spontini poussa un long soupir.

— Un peu craintive, un peu à l’ouest. D’ailleurs, les premières semaines, je crois qu’elle ne quittait presque jamais sa piaule. Comme si elle avait peur de tout.

— Continue. Lâche-moi encore deux ou trois infos et je me tire.

— Chais pas… Elle disait qu’elle était américaine, mais qu’elle venait à Paris pour faire ses études supérieures.

— Comment ça, américaine ? Tu l’as crue ?

— Elle avait un accent yankee en tout cas. La vérité, c’est que je m’en foutais. Elle m’a versé trois mois de loyer d’avance, c’est tout ce qui m’importait. Elle prétendait que c’étaient ses parents qui payaient.

— Ses parents, tu les as rencontrés ?

— Non, je n’ai jamais rencontré personne. Ah ! si… une blonde un peu bourge qui venait lui rendre visite quelquefois. La quarantaine, le genre « tailleur cul serré ». Celle-là, je me la serais bien enfilée par contre. Le genre Sharon Stone ou Geena Davis, tu vois le truc ?

— Tu connais son nom ?

Le boulanger secoua la tête. Caradec enchaîna :

— Revenons à la fille. Elle aurait pu tremper dans un truc louche ?

— Comme quoi ?

— Drogue ? Prostitution ? Racket ?

Spontini ouvrit des yeux ronds.

— Je crois que tu n’y es pas du tout, mec. Si tu veux mon avis, c’était juste une fille qui voulait étudier et vivre tranquille. Une fille qui ne voulait plus qu’on l’emmerde.

D’un signe de la main, Marc libéra le boulanger. Lui-même resta encore un instant assis sur sa chaise, digérant les informations qu’il venait de glaner. Il allait repartir lorsque son téléphone vibra. Mathilde Franssens. Il décrocha.

— Tu as mes infos.

— J’ai trouvé le dossier d’Anna Becker, oui. Mais ça ne correspond pas du tout à ce que tu m’en as dit. Si j’en crois mes données, cette fille est…