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— J’appelle la police !

— C’est moi la police, petit ! répliqua Marc en dégainant sa carte de sa main libre. Apporte-moi plutôt un Perrier.

Le serveur détala. Caradec relâcha son étreinte.

— Tu as failli me péter le nez, putain ! geignit Spontini.

— Ta gueule. Parle-moi d’Anna, je sais que tu lui as loué une chambre. Raconte-moi.

Spontini attrapa une poignée de serviettes en papier pour éponger le sang qui coulait de sa narine gauche.

— Elle s’appelait pas comme ça.

— Explique.

— Son nom, c’était Pagès. Pauline Pagès. Comme on abat un atout à la belote, Caradec jeta sur la table la fausse carte d’identité d’Anna.

Spontini prit le document et l’observa.

— Ouais, c’est cette carte qu’elle m’a montrée la première fois que je l’ai vue.

— C’était quand ?

— J’en sais rien.

— Fais un effort.

Alors qu’on apportait à Marc son Perrier, Spontini replongea dans ses souvenirs. Après avoir mouché du sang, il se mit à réfléchir à voix haute :

— L’élection de Sarko à la présidentielle, c’était quand ?

— Mai 2007.

— Ouais. Dans l’été qui a suivi, il y a eu un violent orage sur Paris qui a inondé notre immeuble. Il a fallu refaire une partie du toit et rénover les chambrettes. Le chantier a été terminé à l’automne. J’ai mis une annonce dans mes trois magasins. Et ta jolie Barbie métisse a été la première à se présenter.

— Donc, c’était quel mois ?

— Octobre, je dirais. Fin octobre 2007. Au plus tard, début novembre.

— Le loyer, tu le déclarais ?

— Tu m’as bien regardé, mec ? Avec tout ce qu’on nous rackette, tu voudrais que je déclare une chambre de douze mètres carrés ? C’était du black, 600 euros cash par mois, à prendre ou à laisser. Et la fille a toujours payé.

— En 2007, elle était mineure. Elle devait avoir seize ans.

— Ce n’est pas ce que disaient ses papiers.

— Ses papiers étaient faux et tu t’en doutais.

Manuel Spontini haussa les épaules.

— Qu’elle ait eu quinze ans ou dix-neuf, je ne vois pas ce que ça change. Je n’ai pas cherché à la sauter. Je lui ai juste loué une chambre.

Agacé, il fit grincer sa chaise sur le goudron et essaya de se lever, mais Caradec le retint par le bras.

— La première fois que tu l’as vue, elle était comment ?

— J’en sais rien, bordel ! ça remonte à presque dix ans !

— Plus vite tu me réponds, plus vite on en aura terminé.

Spontini poussa un long soupir.

— Un peu craintive, un peu à l’ouest. D’ailleurs, les premières semaines, je crois qu’elle ne quittait presque jamais sa piaule. Comme si elle avait peur de tout.

— Continue. Lâche-moi encore deux ou trois infos et je me tire.

— Chais pas… Elle disait qu’elle était américaine, mais qu’elle venait à Paris pour faire ses études supérieures.

— Comment ça, américaine ? Tu l’as crue ?

— Elle avait un accent yankee en tout cas. La vérité, c’est que je m’en foutais. Elle m’a versé trois mois de loyer d’avance, c’est tout ce qui m’importait. Elle prétendait que c’étaient ses parents qui payaient.

— Ses parents, tu les as rencontrés ?

— Non, je n’ai jamais rencontré personne. Ah ! si… une blonde un peu bourge qui venait lui rendre visite quelquefois. La quarantaine, le genre « tailleur cul serré ». Celle-là, je me la serais bien enfilée par contre. Le genre Sharon Stone ou Geena Davis, tu vois le truc ?

— Tu connais son nom ?

Le boulanger secoua la tête. Caradec enchaîna :

— Revenons à la fille. Elle aurait pu tremper dans un truc louche ?

— Comme quoi ?

— Drogue ? Prostitution ? Racket ?

Spontini ouvrit des yeux ronds.

— Je crois que tu n’y es pas du tout, mec. Si tu veux mon avis, c’était juste une fille qui voulait étudier et vivre tranquille. Une fille qui ne voulait plus qu’on l’emmerde.

D’un signe de la main, Marc libéra le boulanger. Lui-même resta encore un instant assis sur sa chaise, digérant les informations qu’il venait de glaner. Il allait repartir lorsque son téléphone vibra. Mathilde Franssens. Il décrocha.

— Tu as mes infos.

— J’ai trouvé le dossier d’Anna Becker, oui. Mais ça ne correspond pas du tout à ce que tu m’en as dit. Si j’en crois mes données, cette fille est…

4.

— J’ai toujours redouté ce moment. Je savais qu’il viendrait, mais je ne pensais pas qu’il prendrait cette forme.

Clotilde Blondel était assise derrière un plateau de verre posé sur deux tréteaux chromés. Dominant la cour, son bureau à la décoration contemporaine tranchait avec le côté séculaire de Sainte-Cécile. Je m’étais attendu à des meubles du XVIIIe et une bibliothèque aux rayonnages débordant de Pléiade et de vieilles bibles reliées. Je me retrouvais dans une pièce dépouillée aux murs blancs. Sur le bureau, un ordinateur portable, un smartphone dans un étui de cuir, un cadre photo en bois clair, la reproduction d’une statuette sensuelle de Brancusi.

— Madame Blondel, depuis quand connaissez-vous Anna ?

La directrice me regarda droit dans les yeux, mais, au lieu de me répondre, elle me lança comme un avertissement :

— Anna est follement amoureuse de vous. C’est la première fois que je la vois éprise de quelqu’un. Et j’espère pour vous que vous méritez cet amour.

Je répétai ma question, mais elle l’ignora à nouveau.

— Lorsque Anna m’a demandé mon avis, je lui ai conseillé de vous avouer la vérité, mais elle avait peur de votre réaction. Peur de vous perdre…

Un silence. Puis elle murmura comme pour elle-même :

— Sábato avait sans doute raison : « La vérité est parfaite pour les mathématiques et la chimie, mais pas pour la vie. »

Je m’agitai dans mon fauteuil. À l’évidence, Clotilde Blondel savait beaucoup de choses. Pour la mettre en confiance, je décidai de ne rien lui cacher et lui racontai tout ce que j’avais trouvé chez Anna : les 400 000 euros et les fausses cartes d’identité aux noms de Magali Lambert et de Pauline Pagès.

Elle m’écouta sans marquer de surprise, comme si je lui rappelais un simple souvenir oublié qui refaisait surface, charriant avec lui un parfum inquiétant.

— Pauline Pagès. C’est sous ce nom que s’est présentée Anna la première fois que je l’ai vue. Nouveau silence. Elle se saisit d’un sac à main posé sur un tabouret à côté d’elle et en sortit un paquet de cigarettes longues et fines. Elle en alluma une avec un briquet laqué.

— C’était le 22 décembre 2007. Un samedi après-midi. Je me rappelle précisément la date parce que c’était le jour de la fête de Noël de l’école. Un moment très important pour notre institution : chaque année, nous réunissons nos élèves et leurs parents pour célébrer ensemble la naissance du Christ.

Sa voix avait à présent des intonations denses et granuleuses. Une voix de fumeuse.

— Ce jour-là, il neigeait, reprit-elle en exhalant des volutes de fumée mentholée. Je me souviendrai toute ma vie de cette jeune fille, belle comme le diable, qui débarquait de nulle part, sanglée dans son imperméable mastic.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Avec un léger accent qu’elle essayait de masquer, elle m’a raconté une histoire. Une histoire qui se tenait ou presque. Elle prétendait être la fille de coopérants français expatriés au Mali. Elle m’a dit qu’elle avait fait une bonne part de sa scolarité au collège et lycée français de Bamako, mais que ses parents souhaitaient qu’elle passe son bac à Paris. C’était pour cette raison qu’ils voulaient l’inscrire à Sainte-Cécile. Pour accompagner cette demande, elle m’a tendu une enveloppe contenant une année de frais de scolarité, soit environ 8 000 euros.