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— Attendez, pas la peine de mettre en branle toute la machine administrative pour un simple contrôle.

Malika le regarda d’un air goguenard.

— Bien sûr, comme ça, vous pouvez agir tranquillement hors procédure !

Elle prit une nouvelle gorgée.

— Je connais les petites ruses des flics. Mon père est « de la maison », comme vous dites.

— Il bosse dans quel service ?

— Brigade des stups.

Caradec réfléchit un instant.

— Vous êtes la fille de Selim Ferchichi ?

Elle hocha la tête.

— Vous le connaissez ?

— De réputation.

Malika regarda sa montre.

— Il faut que je retourne travailler. Ravie d’avoir fait votre connaissance, capitaine.

Sa canette à la main, elle s’éloigna dans un couloir de lumière, mais Caradec la rattrapa.

— La patiente dont je vous parle s’appelle Anna Becker. Vous pouvez juste me conduire à elle ?

Ils traversèrent un patio étroit encombré d’une profusion de plantes grasses, de haies de bambous, de cactus et de palmiers nains.

— Si vous avez l’intention de l’interroger, vous vous mettez le doigt dans l’œil.

Ils arrivèrent dans un jardin ensoleillé qui ouvrait sur la forêt. Des patients et des aides-soignants terminaient leur repas sous l’ombre des érables et des bouleaux.

— Je vous promets que je ne chercherai pas à l’interroger, je veux seulement savoir si…

Malika pointa son index vers la forêt.

— C’est elle, là-bas, dans le fauteuil. Anna Becker.

Caradec mit sa main en visière pour se protéger de la luminosité. Assise dans un fauteuil électrique, une jeune femme d’une vingtaine d’années regardait le ciel, un casque sur les oreilles.

Engoncée dans un pull à col roulé, elle avait un visage hexagonal étoffé de cheveux blond-roux retenus par des barrettes de petite fille. Derrière des lunettes de couleur, ses yeux étaient immobiles, perdus dans le vague.

Malika reprit la parole :

— C’est son occupation favorite : écouter des livres audio.

— Pour s’évader ?

— Pour voyager, pour apprendre, pour rêver. Il lui en faut au moins un par jour. Vous allez m’arrêter si je vous dis que je lui en télécharge des tonnes sur Internet ?

— De quoi souffre-t-elle exactement ?

Le flic sortit son carnet pour relire ses notes.

— On m’a parlé de la maladie de Friedrich, c’est ça ?

— L’ataxie de Friedreich, corrigea Malika. C’est une maladie neuro-dégénérative. Une affection génétique rare.

— Vous connaissez Anna depuis longtemps ?

— Oui, je faisais des remplacements au centre médico-éducatif de la rue Palatine où elle est restée jusqu’à ses dix-neuf ans.

Mal à l’aise, Caradec chercha son paquet de clopes dans la poche de son blouson.

– À quel âge a-t-elle été diagnostiquée ?

— Très tôt. Je dirais vers huit ou neuf ans.

— Cette maladie, ça se manifeste comment ?

— Des troubles de l’équilibre, la colonne vertébrale qui se tord, les pieds qui se déforment, la coordination des membres qui fout le camp.

— Chez Anna, comment les choses ont-elles évolué ?

— Offrez-moi une cigarette.

Marc s’exécuta et se pencha vers la jeune femme pour la lui allumer. Une odeur fraîche montait de son corps : citron, muguet, basilic. Une onde verte, troublante et excitante.

Elle porta la cigarette à ses lèvres, en aspira une bouffée avant de poursuivre :

— Anna a perdu assez tôt l’usage de la marche. Puis, vers l’âge de treize ans, la maladie s’est à peu près stabilisée. Ce que vous devez bien comprendre, c’est que l’ataxie de Friedreich n’attaque pas les capacités intellectuelles. Anna est une jeune femme brillante. Elle n’a pas fait d’études au sens classique du terme, mais jusqu’à très récemment elle passait ses journées devant un ordinateur à suivre les MOOC[1] de développement informatique.

— Mais la maladie a repris sa progression, enchaîna Caradec.

Malika approuva de la tête.

– À partir d’un certain stade, on redoute surtout les complications cardiaques et respiratoires, comme les cardiomyopathies qui épuisent le cœur.

Caradec poussa un grognement et respira bruyamment. Il sentit la colère monter en lui. La vie était une vraie salope. Lors de la distribution des cartes, elle servait à certains un jeu trop difficile à jouer. Cette injustice lui enflamma le cœur. Il ne la découvrait pas, mais, depuis ce matin, il était redevenu plus vulnérable. À fleur de peau. C’était comme ça quand il était pris par une enquête. Les sentiments, le désir, la violence décuplaient en lui. Un volcan avant l’éruption.

Malika devina son trouble.

— Même s’il n’existe pas de véritable traitement, nous essayons d’assurer aux patients la meilleure qualité de vie possible. Les séances de kiné, d’ergothérapie, d’orthophonie, de psychothérapie sont très utiles. C’est tout le sens de mon boulot.

Marc restait silencieux, immobile, laissant sa cigarette se consumer entre ses doigts. Comment une telle substitution d’identité avait-elle été possible ? Certes, du point de vue de la sécurisation des informations, il était bien placé pour savoir que l’assurance maladie était une grande passoire (des dizaines de millions d’euros de fraude, une carte vitale qui n’avait aucune crédibilité…), mais il n’avait jamais eu connaissance d’un stratagème aussi élaboré.

— Cette fois, il faut vraiment que j’y aille, le prévint Malika.

— Je vous laisse mon portable au cas où.

Tandis qu’il notait son numéro pour Malika, Marc posa une dernière question :

— Est-ce qu’Anna reçoit beaucoup de visites ?

— Essentiellement sa tante, Clotilde Blondel, qui vient la voir tous les deux jours, ainsi qu’une autre jeune femme : métisse, les cheveux raides, toujours bien sapée. Caradec lui montra l’écran de son téléphone.

— Oui, c’est elle, confirma Malika. Vous connaissez son nom ?

5

La petite Indienne et les cow-boys

Le monde […] est une lutte sans fin entre un souvenir et un autre souvenir, qui lui est opposé.

Haruki MURAKAMI
1.

Le taxi me déposa à l’angle du boulevard Edgar-Quinet et de la rue d’Odessa. Coup d’œil à ma montre. Bientôt midi. Dans dix minutes, les bataillons d’employés qui travaillaient dans le quartier déferleraient et les places au soleil seraient chères. Mais pour quelques instants encore, il était possible d’obtenir une table. J’en trouvai une en terrasse chez Colombine et Arlequin, le café de la place.

Je commandai une bouteille d’eau et un ceviche de daurade. Je venais souvent ici pour manger sur le pouce ou pour écrire, et la plupart des serveurs me connaissaient. À toutes les tables et sur les trottoirs, l’été se prolongeait : lunettes de soleil, manches courtes et jupes légères. Les quelques arbres de la placette ne pouvaient pas lutter face au cagnard qui écrasait l’asphalte. Dans le Sud, on aurait ouvert les parasols, mais à Paris, on avait tellement peur que ça ne dure pas qu’on était prêt à risquer l’insolation.

Je fermai les yeux et laissai à mon tour le soleil inonder mon visage. Comme si ce shoot de lumière et de chaleur avait le pouvoir de me remettre les idées en place.

J’avais eu longuement Caradec au téléphone. Nous avions échangé nos informations et prévu de nous retrouver ici pour faire le point. En attendant son arrivée, je sortis mon notebook et ouvris mon écran. Pour ordonner mes pensées, j’avais besoin de prendre des notes, d’écrire des dates, de poser des hypothèses « sur le papier ».

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L’acronyme MOOC signifie « Massive Open Online Course ». Il s’agit de cours en ligne ouverts à tous.