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Sans me précipiter, je posai les choses à plat. Anna et moi n’étions pas de la même génération. Sans doute était-elle allée au cinéma avant ses six ans, mais à quel âge ?

Google. Mes doigts sur le clavier. « À quel âge emmener ses enfants au cinéma ? » Des dizaines de pages s’affichèrent. Essentiellement des forums consacrés à la famille et des magazines féminins. Je parcourus les premiers sites. Un consensus semblait se dégager ; deux ans, c’était trop tôt, mais on pouvait tenter le coup à trois ou quatre ans.

Retour à Wikipédia. 1994. Anna a trois ans et ses parents l’emmènent voir… Le Roi Lion, le plus gros succès pour enfants de cette année-là.

Nouvel essai… et nouvel échec.

Bordel ! L’horizon s’obscurcissait. Plus de droit à l’erreur. Je m’étais fait des illusions. Le jeu paraissait facile, mais il y avait trop de possibilités, trop de paramètres à prendre en compte. Jamais je ne parviendrais à récupérer le mot de passe d’Anna.

Un dernier essai pour la gloire. 1995. Anna a quatre ans. Je fermai les yeux pour essayer de me l’imaginer à cet âge. Une petite fille apparut dans mon esprit. Peau mate, traits fins, regard émeraude presque translucide, sourire timide. C’est la première fois qu’elle va au cinéma. Et ses parents l’emmènent voir… Nouveau coup d’œil à l’encyclopédie en ligne. Cette année-là, c’est le génial Toy Story qui a écrasé le box-office. Je tapai la réponse et posai le doigt sur la touche pour valider. Avant d’appuyer, je fermai les yeux une dernière fois. La petite fille était toujours là. Nattes noires, salopette en jean, sweat-shirt coloré, chaussures immaculées. Elle est contente. Parce que ses parents l’emmènent voir Toy Story  ? Non, ça ne cadrait pas avec la Anna que je connaissais. Je revins en arrière et relançai le film. Noël 1995. Anna a presque cinq ans. C’est la première fois qu’elle va au cinéma et c’est elle qui a choisi le film. Parce qu’elle est déjà intelligente et indépendante. Elle sait ce qu’elle veut. Un beau dessin animé dans lequel elle pourra s’identifier à l’héroïne et apprendre des choses. À nouveau je parcourus la liste des succès de l’année, guettant la voix intérieure de la petite fille. Pocahontas. La fille de la tribu des Powhatans à qui les dessinateurs de Disney avaient donné les traits de Naomi Campbell. Un frisson me transperça. Avant même de valider la réponse, je fus persuadé d’avoir trouvé. J’entrai les dix lettres magiques et une nouvelle page Web apparut me permettant de reconfigurer le mot de passe. Yes ! Cette fois, c’était la bonne. Je lançai l’application de géolocalisation du téléphone et, au bout de quelques secondes, un point bleu pâle clignota sur mon écran.

3.

Mes mains tremblaient. Mon cœur cognait. J’avais eu raison de persévérer. Un message m’indiquait que le téléphone d’Anna était hors ligne, mais que le système gardait en mémoire pendant vingt-quatre heures la dernière position connue de l’appareil.

Les charmes détestables de la surveillance globale…

Je fixai le cercle qui scintillait au milieu de la Seine-Saint-Denis. À première vue, une sorte de zone industrielle entre Stains et Aulnay-sous-Bois.

J’écrivis un SMS à Caradec (Tu es encore loin ?), auquel il répondit dans la foulée (Boulevard Saint-Germain, pourquoi ?).

Grouille ! J’ai une piste sérieuse.

En l’attendant, je fis une copie d’écran et notai l’adresse qui s’affichait, avenue du Plateau, Stains, Île-de-France. Puis je basculai en mode satellite et zoomai au maximum. Vu du ciel, le bâtiment qui m’intéressait ressemblait à un gigantesque bloc de parpaings posé au milieu des friches.

En quelques clics, je parvins à identifier précisément l’endroit : une entreprise de garde-meuble. Je me mordis la lèvre. Des entrepôts en pleine banlieue : tout ça n’augurait rien de bon.

Un coup de klaxon lointain mais prolongé, plus proche d’un barrissement d’éléphant que d’un avertisseur sonore, secoua la terrasse.

Je levai les yeux, posai deux billets sur la table, remballai mes affaires et sautai dans le vieux Range Rover de Caradec qui déboulait de la rue Delambre.

6

Riding with the King

La vie prend des virages à 180 degrés et, quand ça arrive, c’est sur les chapeaux de roues qu’elle le fait.

Stephen KING
1.

Le trajet n’en finissait pas.

D’abord les Invalides, la traversée de la Seine, la remontée des Champs-Élysées et la porte Maillot. Puis le périph, l’autoroute, le stade de France et la nationale qui serpentait entre La Courneuve, Saint-Denis et Stains.

Même sous le soleil, la banlieue paraissait triste, comme si la couleur du ciel avait changé, se voilant progressivement, se diluant pour perdre son éclat et se mettre au diapason des HLM et des bâtiments sans âme qui se succédaient le long d’artères dont les noms chantaient une ode au communisme révolu : Romain-Rolland, Henri-Barbusse, Paul-Eluard, Jean-Ferrat…

La circulation exaspérait Caradec. Malgré la ligne blanche, il doubla une fourgonnette qui se traînait. Mal lui en prit : un énorme 4 × 4 noir, lancé à toute allure, arriva en face de nous, la gueule ouverte, rageuse, défoncée, débordante d’écume chromée. Le mastodonte manqua de nous percuter. L’ancien flic se rabattit au dernier moment en jetant une bordée d’injures.

À présent, Marc était convaincu de la nécessité de retrouver Anna. Je le voyais frémir de colère, frustré et impatient, aussi déconcerté que moi par les ramifications inattendues que prenait notre quête. Nous avions profité du voyage pour compléter notre échange d’informations. Toutes fructueuses qu’elles avaient été, nos investigations n’avaient réussi qu’à esquisser le portrait d’une jeune femme évanescente dont ni lui ni moi ne savions plus si elle était victime ou coupable.

« Les flics n’auraient pas fait mieux », avait-il affirmé en me félicitant d’avoir localisé le portable. Je sentais qu’il croyait en cette nouvelle piste. Il conduisait vite, les yeux fixés sur la route, regrettant de ne pas avoir, « comme au bon vieux temps », sa sirène ou son gyrophare sous la main.

L’écran du GPS égrenait les kilomètres nous séparant de notre destination. Le front collé à la vitre, je regardais les dalles de béton, les préfabriqués, les façades décrépies, les bâtiments publics tout juste sortis de terre, mais déjà fatigués et tagués. Après le divorce de mes parents, j’avais quitté la Côte d’Azur pour suivre ma mère en banlieue parisienne et j’avais passé mon adolescence dans le même type de décors suintant la désespérance. Chaque fois que j’y remettais les pieds, j’éprouvais cette sale impression de ne jamais en être vraiment parti.

Vert. Orange puis rouge. Caradec ignora la flamme rubescente du feu de signalisation pour s’insérer dans un rond-point et attraper une voie sans issue dont le point terminal était un monumental cube de quatre étages en béton armé. Le bâtiment de BoxPopuli, « votre spécialiste du garde-meuble ».

Le flic gara le Range Rover sur un parking presque désert : une longue bande d’asphalte qui s’étirait devant un champ de fougères brûlées par le soleil.

— C’est quoi le plan ? demandai-je en descendant de la voiture.

— Le plan, c’est ça, répondit-il en se penchant vers la boîte à gants pour en sortir son Glock 19 en polymères.

Caradec n’avait pas plus rendu son arme de service que son insigne. Je détestais viscéralement les armes à feu et, même à ce moment précis, je n’étais pas prêt à renier mes principes.