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Je me suis mis debout sur mes jambes en coton. Pris de vertiges, j’ai vacillé, mais je me suis fait violence pour sortir du salon d’une démarche ferme.

Mon sac de voyage était resté dans le hall d’entrée. Sans un regard pour toi, je l’ai attrapé et j’ai quitté la maison.

*

Sidération. Chair de poule. Reflux acides dans l’estomac. Gouttes de sueur qui troublaient ma vision.

J’ai claqué la porte du cabriolet et j’ai roulé dans la nuit comme un automate. La colère et l’amertume ravageaient mes veines. Dans ma tête, tout se bousculait : la violence du cliché, l’incompréhension, la sensation que ma vie s’écroulait.

Au bout de quelques kilomètres, j’aperçus la silhouette compacte et trapue du fort Carré qui se dressait au sommet de son rocher, bien solide, elle, sur ses fortifications, dernière vigie avant de quitter le port.

Non. Je ne pouvais pas partir comme ça. Déjà, je regrettais mon geste. Sous le choc, j’avais perdu mon sang-froid, mais je ne pouvais pas disparaître sans écouter tes explications. J’écrasai la pédale de frein et fis demi-tour au milieu de la chaussée, mordant sur un terre-plein et manquant de percuter un motard qui arrivait en sens inverse.

Il fallait que je te soutienne et que je t’aide à chasser ce cauchemar de ta vie. Il fallait que je sois celui que je m’étais promis d’être, celui qui pourrait comprendre ta douleur, la partager et t’aider à la surmonter. À toute allure, je fis la route en sens inverse : boulevard du Cap, plage des Ondes, port de l’Olivette, batterie du Graillon, puis le chemin étroit qui menait au domaine privé.

Je garai la voiture sous les pins et me précipitai vers la maison dont la porte d’entrée était entrebâillée.

— Anna ! criai-je en m’engouffrant dans le hall.

Dans le salon, il n’y avait personne. Le sol était jonché d’éclats de verre. Une étagère couverte de bibelots y avait été projetée, brisant dans sa chute la table basse en verre soufflé qui avait éclaté en mille morceaux. Au beau milieu de ce bazar gisait le trousseau de clés que je t’avais offert quelques semaines auparavant.

— Anna !

La grande baie vitrée encadrée de rideaux était ouverte. J’écartai les pans de tissu qui battaient au vent pour revenir sur la terrasse. À nouveau, je criai ton prénom dans le vide. Je composai ton numéro de portable, mais mon appel demeura sans réponse.

Je m’agenouillai et me pris la tête entre les mains. Où étais-tu ? Que s’était-il passé pendant les vingt minutes qu’avait duré mon absence ? Quelle boîte de Pandore venais-je d’ouvrir en remuant le passé ?

J’ai fermé les yeux et j’ai revu quelques bribes de notre vie commune. Six mois de bonheur qui, je le devinai, venaient de s’envoler pour toujours. Des promesses d’avenir, de famille, de bébé qui ne se réaliseraient jamais.

Je m’en voulais.

À quoi bon prétendre que l’on aime quelqu’un si on n’est pas capable de le protéger ?

Premier jour

Apprendre à disparaître

1

L’homme de papier

Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie, enfin, ne me semble tolérable que si on l’escamote.

Gustave FLAUBERT
1.

Jeudi 1er septembre 2016

— Ma femme s’endort tous les soirs avec vous, heureusement, je ne suis pas jaloux !

Ravi de son trait d’esprit, le chauffeur de taxi parisien me lança un clin d’œil appuyé dans le rétroviseur. Il ralentit et mit son clignotant pour attraper la bretelle d’autoroute qui permettait de s’extraire de l’aéroport d’Orly.

— Faut dire qu’elle a le cœur bien accroché. Moi aussi, j’ai lu deux ou trois de vos bouquins, reprit-il en lissant sa moustache. ça se tient côté suspense, mais c’est vraiment trop dur pour moi. Ces meurtres, cette violence… Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Barthélémy, je trouve que vous avez une vision malsaine de l’humanité. Si on rencontrait autant de tordus dans la réalité que dans vos romans, on serait mal barrés.

Les yeux rivés à l’écran de mon téléphone, je fis comme si je n’avais pas entendu. La dernière chose dont j’avais envie ce matin était de discuter de littérature ou de deviser sur l’état du monde.

Il était 8 h 10, j’avais pris le premier avion pour rentrer d’urgence à Paris. Le téléphone d’Anna renvoyait directement à son répondeur. Je lui avais laissé une dizaine de messages, me confondant en excuses, lui faisant part de mon inquiétude et la suppliant de me rappeler.

J’étais désemparé. Jamais nous ne nous étions réellement disputés auparavant.

Je n’avais pas fermé l’œil cette nuit-là, employant tout mon temps à la chercher. J’avais commencé par me rendre au poste de gardiennage du domaine, où le vigile m’avait indiqué que, pendant mon absence, plusieurs véhicules étaient entrés dans le lotissement, dont une berline d’une société de VTC.

— Le chauffeur m’a dit qu’il avait été appelé par Mme Anna Becker, résidente de la villa Les Ondes. J’ai contacté la locataire par l’Interphone et elle m’a confirmé sa commande.

— Comment êtes-vous sûr qu’il s’agissait bien d’un VTC ? avais-je demandé.

— Il avait le badge réglementaire sur son pare-brise.

— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où il a pu la conduire ?

— Comment le saurais-je ?

Le chauffeur avait emmené Anna à l’aéroport. C’est du moins ce que j’avais déduit quelques heures plus tard en me connectant sur le site Internet d’Air France. En entrant nos références de voyage — c’est moi qui avais acheté nos billets —, j’avais découvert que la passagère Anna Becker avait changé son billet de retour pour attraper le dernier vol Nice-Paris de la journée. Prévue à 21 h 20, la navette n’était partie qu’à 23 h 45 en raison d’une double contrainte : les retards inhérents aux retours de vacances et une panne informatique qui avait cloué au sol tous les vols de la compagnie pendant plus d’une heure.

Cette découverte m’avait un peu rasséréné. Anna était suffisamment en colère contre moi pour briser une table basse et avancer son retour à Paris, mais, au moins, elle était saine et sauve.

Le taxi quitta l’autoroute et ses tunnels tristes et tagués pour s’engager sur le périphérique. Déjà dense, la circulation ralentit encore porte d’Orléans jusqu’à presque se figer. Les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs, immobilisées dans les vapeurs noirâtres et huileuses rejetées par les moteurs des camions et des bus. Je remontai ma fenêtre. Oxyde d’azote, particules cancérigènes, concert de klaxons, invectives. PARIS…

Mon premier réflexe avait été de demander au chauffeur de me conduire à Montrouge. Même si, ces dernières semaines, nous avions commencé à vivre ensemble, Anna y avait conservé son appartement, un deux pièces situé dans un immeuble moderne de l’avenue Aristide-Briand. Elle restait attachée à cet endroit dans lequel elle avait laissé la plus grande partie de ses affaires. J’avais bon espoir que, dans sa colère contre moi, elle y était retournée.

La voiture fit un demi-tour interminable au rondpoint de la Vache-Noire avant de revenir sur ses pas.