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Je comprends maintenant pourquoi tu as souhaité cacher ton passé.

Si je voulais avoir une chance de te retrouver, il fallait que j’assimile en un temps limité le « dossier » de plusieurs centaines de pages concernant ta disparition.

À présent, il n’était plus question de prévenir la police. Je me fichais pas mal de savoir si tu étais une victime innocente ou une coupable machiavélique. Ces notions n’avaient plus de place. Tu étais simplement la femme que j’aimais et qui portait notre enfant et, à ce titre, je voulais préserver ton secret aussi longtemps que je le pourrais. Comme tu avais réussi à le faire pendant presque dix ans.

J’attrapai ma Thermos à côté de l’ordinateur et en vidai le fond dans ma tasse, terminant ainsi le troisième litre de café de la nuit. Puis je m’assis dans le fauteuil Lounge qui faisait face au panneau de liège.

Je regardai avec du recul les dizaines de photos que j’avais punaisées. La première, en haut à gauche, était la copie de l’avis de recherche diffusé dans les heures qui avaient suivi ta disparition :

Disparition inquiétante de personne mineure
Claire, 14 ans
Disparue à Libourne depuis le 28 mai 2005
Taille 1 mètre 60 ; métisse, yeux verts,
cheveux courts et noirs, anglophone.
Jean bleu, tee-shirt blanc, sac de sport jaune.
Si vous possédez la moindre information, contactez :
La gendarmerie de Libourne
L’hôtel de police — commissariat de Bordeaux

Cette photo me désarçonne. C’est toi et c’est une autre. Tu es censée avoir quatorze ans, mais on t’en donne facilement seize ou dix-sept. Je reconnais ta peau ambrée, ton visage lumineux, tes traits réguliers. Mais le reste m’est étranger : une fausse assurance, un regard provocant d’ado un peu sauvage, des cheveux courts ondulés coupés au carré, des lèvres nacrées de fille qui joue à la femme.

Qui es-tu, Claire Carlyle ?

Je fermai les yeux. J’étais au-delà de l’épuisement, mais je n’avais pas l’intention de me reposer. Au contraire. Dans ma tête, je déroulai le film de tout ce que je venais d’apprendre ces dernières heures. Le film de ce que les médias à l’époque avaient appelé l’« affaire Claire Carlyle ».

2.

Le samedi 28 mai 2005, Claire Carlyle, une jeune New-Yorkaise de quatorze ans en séjour linguistique en Aquitaine, passe l’après-midi à Bordeaux avec un groupe de cinq copines. Les filles déjeunent d’une salade place de la Bourse, se baladent sur les quais, grignotent des canelés chez Baillardran et font du shopping quartier Saint-Pierre.

À 18 h 05, Claire prend un TER à la gare Saint-Jean pour retourner à Libourne où réside la famille Larivière chez qui elle loge pour la durée du séjour. Elle est accompagnée d’Olivia Mendelshon, une autre élève américaine qui fréquente la même école. Le train entre à quai à 18 h 34 et une caméra de surveillance prend des images très nettes des deux filles au moment où elles quittent la gare cinq minutes plus tard.

Claire et Olivia font quelques pas ensemble, avenue Gallieni. Puis, alors que leurs chemins viennent juste de se séparer, Olivia entend un cri, se retourne et aperçoit furtivement un homme, « d’environ trente ans, aux cheveux blonds », en train de pousser son amie dans une camionnette grise. Avant de repartir en trombe. Et de disparaître.

Olivia Mendelshon eut la présence d’esprit de relever le numéro d’immatriculation de la fourgonnette et de contacter immédiatement la gendarmerie. Bien que le plan alerte-enlèvement n’existât pas à l’époque (il sera testé pour la première fois six mois plus tard pour retrouver une petite fille de six ans dans le Maine-et-Loire), des barrages furent mis en place sans délai sur la plupart des axes routiers. Un appel à témoins et un signalement du ravisseur présumé furent rapidement et massivement diffusés — un portrait-robot établi selon les indications d’Olivia, qui montrait un homme au visage creusé, coupe au bol, yeux fous enfoncés dans les orbites.

Les barrages filtrants ne permirent pas d’arrêter le suspect. Un utilitaire Peugeot Expert gris dont l’immatriculation correspondait à la référence fournie par Olivia fut retrouvé le lendemain, incendié, dans une forêt entre Angoulême et Périgueux. Le véhicule avait été déclaré volé la veille. Des hélicoptères survolèrent la forêt. On délimita une zone de recherche assez vaste que l’on passa au peigne fin en faisant de nombreuses battues avec des chiens. Les techniciens de la police scientifique dépêchés sur place réussirent à relever certaines empreintes et traces génétiques. Au sol, on trouva également des marques de pneus à côté de la carcasse carbonisée. Sans doute celles d’une voiture dans laquelle on avait transféré Claire. On en prit des moulages, mais la pluie tombée dans la nuit avait détrempé le sol, rendant aléatoire toute chance d’identification.

3.

L’enlèvement de Claire était-il un acte prémédité ou obéissait-il à la pulsion d’un détraqué de passage ?

Confiée à la brigade criminelle de Bordeaux, l’enquête s’avéra compliquée. Ni les prélèvements génétiques ni les empreintes digitales ne permirent d’identifier le suspect. Assistés de traducteurs, les enquêteurs se livrèrent à des interrogatoires poussés des élèves et des professeurs. Tous appartenaient à la Mother of Mercy High School, une institution catholique pour filles de l’Upper East Side qui était jumelée avec le lycée Saint-François-de-Sales de Bordeaux. On interrogea la famille d’accueil — M. et Mme Larivière — sans en apprendre grand-chose. On surveilla les délinquants sexuels de la région, on recensa les appels téléphoniques passés au moment des faits à proximité de la borne relais la plus proche de la gare. Comme pour chaque enquête médiatisée, le commissariat reçut des dizaines d’appels fantaisistes et de lettres anonymes sans intérêt. Mais après un mois, il fallut se résoudre à la glaçante vérité : l’enquête n’avait pas avancé d’un pouce. Comme si elle n’avait jamais vraiment commencé…

4.

En théorie, la disparition de Claire Carlyle avait tout pour affoler les médias. Pourtant, la machine ne s’était pas emballée autant que dans d’autres affaires comparables. Sans que je me l’explique vraiment, quelque chose avait freiné la vague de compassion que méritait le drame. Était-ce la nationalité américaine de Claire ? le fait que, sur les photos, elle paraisse plus âgée que ce qu’elle était vraiment ? l’actualité chargée à cette date ?

J’avais retrouvé les journaux de l’époque. En presse nationale, le lendemain de la disparition de Claire, les gros titres étaient réservés à la politique intérieure. La victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne avait été vécue comme un séisme, fragilisant à la fois le président Chirac et son opposition, provoquant le départ du Premier ministre et la formation d’un nouveau gouvernement.

La première dépêche AFP à évoquer l’« affaire Carlyle » multipliait les imprécisions. Dieu sait pourquoi, le rédacteur y affirmait que la famille de Claire était originaire de Brooklyn, alors qu’elle vivait depuis longtemps à Harlem. Ensuite, une deuxième dépêche avait rectifié l’erreur, mais c’était trop tard : l’information erronée s’était transmise comme un virus, se dupliquant article après article, transformant Claire Carlyle en « la fille de Brooklyn ».