Выбрать главу

Les premiers jours, l’affaire eut un écho médiatique presque plus important aux États-Unis qu’en France. Le New York Times y avait consacré un article sérieux et très factuel, mais qui ne m’avait pas appris grand-chose. Le New York Post, roi des tabloïds, s’était repu de l’affaire pendant presque une semaine. Avec son sens bien connu de la rigueur et de la nuance, le quotidien avait avancé les hypothèses les plus folles, se livrant à un french bashing en règle, dissuadant ses lecteurs de partir en vacances en France, s’ils ne voulaient pas que leur enfant y soit enlevé, violé et torturé. Puis, du jour au lendemain, le journal s’était lassé, se délectant d’autres scandales (le procès de Michael Jackson), d’autres ragots (les fiançailles de Tom Cruise) et d’autres drames (dans le New Jersey, trois jeunes enfants venaient d’être retrouvés asphyxiés dans le coffre d’une voiture).

En France, le meilleur article que j’avais lu provenait de la presse régionale. Il était signé Marlène Delatour, une journaliste du quotidien Sud-Ouest qui avait consacré une double page à la famille Carlyle. Elle y brossait un portrait de Claire correspondant bien à ce que j’avais imaginé de son adolescence. Une jeune fille élevée sans père, timide et studieuse, passionnée par les livres et par ses études, qui désirait plus que tout devenir avocate. En dépit de ses origines modestes, cette excellente élève s’était battue pour obtenir une bourse et intégrer, avec une année d’avance, l’un des lycées les plus sélectifs de New York.

L’article avait été écrit à l’occasion de la venue en France de la mère de Claire. Le 13 juin 2005, voyant que l’enquête piétinait, Joyce Carlyle avait quitté Harlem pour se rendre à Bordeaux. Sur le site de l’INA, j’avais pu visionner quelques images de l’appel qu’elle avait lancé dans les médias, repris notamment au journal de 20 heures de France 2, dans lequel elle suppliait celui qui avait enlevé sa fille de ne pas lui faire de mal et de la libérer. Sur les images, elle ressemblait à l’ancienne sprinteuse américaine Marion Jones : chignon tressé, visage allongé, nez à la fois pointu et épaté, dents laiteuses et regard d’ébène. Mais une Marion Jones aux paupières bouffies et aux traits ravagés par le chagrin et les nuits d’insomnie.

Une mère perdue et déboussolée, dans un pays qui n’était pas le sien, et qui devait se demander par quelle ironie du sort sa fille, après avoir vécu en sécurité quatorze ans à East Harlem, avait pu se retrouver en danger mortel au fin fond de la province française.

5.

Pendant plus de deux ans, l’enquête resta donc au point mort avant d’être relancée de façon spectaculaire et de connaître un épilogue particulièrement sordide.

Le 26 octobre 2007, à l’aube, un incendie se déclara dans une maison isolée au milieu d’une forêt près de Saverne, à la frontière de la Lorraine et de l’Alsace. Franck Muselier, un gendarme de la région, en route pour prendre son service, aperçut de la fumée depuis la route et fut le premier à donner l’alerte.

Lorsque les pompiers arrivèrent, il était trop tard. Les flammes avaient ravagé la maison. Dès que le feu fut maîtrisé, les secours s’aventurèrent dans le brasier et découvrirent avec surprise l’architecture originale de la maison. D’apparence très classique, c’était en fait une construction moderne, semi-enterrée. Une forteresse compacte en forme d’hélice, structurée autour d’un escalier en colimaçon gigantesque qui plongeait dans le sol pour desservir une série de pièces toujours plus profondes.

Des cellules.

Des oubliettes.

Au rez-de-chaussée, on trouva le cadavre d’un homme ayant ingurgité une dose massive de somnifères et d’anxiolytiques. L’identification ultérieure mettrait en évidence qu’il s’agissait du propriétaire de la maison : Heinz Kieffer, un architecte allemand de trente-sept ans, installé dans la région depuis quatre ans.

Dans trois des « chambres », menotté à la lourde tuyauterie, le corps d’une adolescente. Il fallut plusieurs jours pour que la denture et l’ADN permettent de mettre des noms sur les victimes.

Louise Gauthier, âgée de quatorze ans lors de sa disparition survenue le 21 décembre 2004 alors qu’elle était en vacances chez ses grands-parents près de Saint-Brieuc dans les Côtes-d’Armor.

Camille Masson, âgée de seize ans lorsqu’elle avait disparu, le 29 novembre 2006, en rentrant chez elle à pied, après un cours de sport, dans une bourgade entre Saint-Chamond et Saint-Étienne.

Chloé Deschanel, enfin, âgée de quinze ans le jour du drame, qui s’était volatilisée le 6 avril 2007 en se rendant au conservatoire municipal de Saint-Avertin dans la banlieue de Tours.

Trois adolescentes enlevées par Kieffer sur une période de deux ans et demi, dans trois régions de France éloignées les unes des autres. Trois proies vulnérables qu’il avait arrachées à leur vie de collégiennes et de lycéennes pour se constituer son harem macabre. Trois disparitions qui, à l’époque des faits, n’avaient même pas été formellement caractérisées comme des enlèvements. Louise Gauthier s’était disputée avec ses grands-parents, Camille Masson était une spécialiste des fugues et les parents de Chloé Deschanel avaient tardé à signaler la disparition de leur fille, compromettant l’efficacité de l’enquête. Pour ne rien arranger, à cause de la dispersion géographique, aucun des flics qui avaient travaillé sur ces dossiers ne semblait avoir fait le lien entre les trois affaires…

Ces dix dernières années, de nombreux ouvrages avaient tenté de « comprendre » la psychologie de Heinz Kieffer — si tant est qu’il y ait quelque chose à comprendre d’un esprit où la monstruosité humaine atteint de tels sommets. Surnommé le « Dutroux allemand », le prédateur était resté une énigme, résistant aux analyses des policiers, des psychiatres et des journalistes. Kieffer n’avait pas d’antécédents criminels, n’apparaissait dans aucun des fichiers de police, n’avait jamais été signalé pour comportement douteux.

Jusqu’à la fin de l’année 2001, il avait travaillé à Munich dans un cabinet d’architecture réputé. Les gens qui avaient croisé sa route ne gardaient pas un mauvais souvenir de lui, mais la plupart ne s’en souvenaient tout simplement pas. Heinz Kieffer était un solitaire, un être transparent et impénétrable. Un véritable M. Cellophane.

On ne savait pas avec certitude ce que « faisait » Kieffer avec ses proies. Les trois corps carbonisés étaient en trop mauvais état pour que leur autopsie puisse révéler des traces de sévices sexuels ou de torture. La nature de l’incendie, en revanche, ne faisait aucun doute. L’intérieur de la maison avait été aspergé d’essence. Comme celui de leur bourreau, les corps des adolescentes étaient bourrés de somnifères et d’anxiolytiques. Pour une raison inconnue, Kieffer avait semble-t-il choisi de se suicider en emportant avec lui ses trois captives.

Certains criminologues qui s’étaient penchés sur son cas avaient sollicité le conseil d’architectes. En étudiant précisément les plans et la configuration du « palais de l’horreur » et de ses murs insonorisés, ces derniers étaient parvenus à la conclusion qu’il était très possible qu’aucune des filles n’eût été au courant de l’existence des deux autres. Bien qu’elle soit sujette à caution, c’est cette version qu’avait retenue la presse. Et elle était désespérante et glaçante d’horreur.

6.

La découverte des trois corps eut un écho médiatique important. Elle mettait la police et la justice en posture délicate, renvoyant les enquêteurs et les juges d’instruction à leurs manquements. Trois jeunes Françaises étaient mortes, tuées par le diable, après avoir enduré des mois et des années de détention et de sévices. La faute à qui ? À tout le monde ? À personne ? Les autorités commencèrent à se renvoyer la balle.