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— Comment vois-tu les choses ?

Pensif, il ouvrit la vitre pour pouvoir fumer, posa sa tasse sur le rebord de la fenêtre et improvisa un scénario.

— Mai 2005 : Claire Carlyle est enlevée par Kieffer à la gare de Libourne. Il la ramène en bagnole jusqu’à sa tanière dans l’est de la France. Là, le pédophile a déjà une captive : la petite Louise, qu’il a capturée six mois plus tôt en Bretagne. Pendant des mois, les deux gamines vivent l’enfer. Kieffer continue d’étoffer son harem sordide : il enlève Camille Masson à la fin de l’année 2006 et Chloé Deschanel au printemps suivant.

— Jusqu’ici, on est d’accord.

— Octobre 2007 : Claire est prisonnière depuis deux ans et demi. Pour mieux abuser de ses captives, Kieffer les gave de somnifères et de tranquillisants. De plus en plus stressé, il commence à en prendre lui aussi. Un jour, Claire profite d’un relâchement de la vigilance de son geôlier pour se faire la belle. En s’apercevant de sa disparition, Kieffer panique. Il s’attend à voir débarquer les flics d’un instant à l’autre et, pour ne pas se faire prendre, préfère tuer ses captives avant de se suicider en mettant le feu à sa baraque et…

— Là, je ne te suis plus.

— Explique-toi.

Je me rapprochai de la fenêtre et m’assis sur le coin de la table.

— La maison de Kieffer était un vrai coffre-fort. Des cellules individuelles, des portes blindées, un système d’alarme avec verrouillage automatique. Je ne pense pas que Claire ait pu s’en évader comme ça !

Caradec balaya l’argument :

— On s’échappe de toutes les prisons.

— D’accord, concédai-je, admettons. Claire parvient à sortir de la maison.

Je me levai, attrapai un stylo et pointai sur le panneau un extrait de carte Michelin imprimé au format A3.

— Tu as vu où se situe la baraque ? En plein milieu de la forêt de la Petite Pierre. À pied, il faudrait des heures pour rejoindre la première zone d’habitation. Même s’il s’était fait surprendre, Kieffer aurait eu tout le temps de rattraper la gamine.

— Claire lui a peut-être piqué sa voiture.

— Non, on a retrouvé son pick-up et sa moto devant sa maison. Et d’après tout ce que j’ai pu lire, Kieffer n’avait pas d’autre véhicule.

Caradec continua à réfléchir à voix haute :

— Alors qu’elle s’enfuyait, elle a rencontré quelqu’un sur la route qui l’aura prise en stop ?

— Tu plaisantes ? Avec le bruit médiatique qu’a fait l’affaire, la personne se serait signalée. Et si Claire s’est vraiment échappée, comment expliques-tu qu’elle n’ait pas donné l’alerte ? Ne serait-ce que pour sauver les autres filles ? Comment expliques-tu qu’elle ne se soit jamais manifestée ? Pourquoi refaire sa vie à Paris alors que sa mère, ses amis, son école se trouvent à New York ?

— Je ne l’explique pas, justement.

— Bon, pour les autres, elle ne savait pas forcément qu’elles étaient là, mais pour le fric ? Les 400 000 ou 500 000 euros en liquide que devait contenir le sac à la base ?

— Elle l’a piqué à Kieffer, hasarda Caradec.

Là encore, son hypothèse ne tenait pas.

— Les flics ont passé ses comptes au peigne fin : Heinz Kieffer s’était lourdement endetté pour financer la construction de sa maison. Il n’avait aucune économie. Il tapait même sa mère qui lui versait 500 euros tous les mois.

Marc écrasa sa cigarette dans les géraniums, sembla chasser une pensée découragée d’un geste agacé et s’anima de nouveau.

— Raphaël, pour retrouver Claire, il faut revenir aux fondamentaux. Posons-nous les bonnes questions ! Tu as bossé sur le dossier toute la nuit, à toi de me dire lesquelles encadrent notre enquête !

Je pris un marqueur et déchirai la feuille raturée de mon vieux paperboard pour disposer d’une zone vierge sur laquelle je listai plusieurs interrogations :

Qui a enfermé Claire dans ce box de banlieue ?

Qui l’en a fait sortir ?

Pourquoi la retient-on toujours prisonnière ?

Le flic choisit de rebondir sur la dernière question :

— On la retient prisonnière parce qu’elle s’apprêtait à te révéler la vérité. Anna s’apprêtait à t’avouer qu’elle était Claire Carlyle.

— Marc, tu m’as toujours dit que, dans une enquête, la seule question valable était celle du mobile.

— Et c’est vrai ! Dans le cas qui nous concerne, ça revient à se demander qui allait être gêné par la révélation de Claire. Qui subirait un préjudice si on apprenait soudain qu’Anna Becker était en réalité la petite Claire Carlyle, enlevée dix ans plus tôt par Heinz Kieffer ?

Pendant quelques instants, la question flotta dans l’air, mais aucun de nous deux ne s’en saisit et l’impression que nous avions eue d’avoir un peu avancé dans notre réflexion s’évapora. L’essentiel nous échappait encore.

3.

Assis sur un tabouret, son bavoir noué autour du cou, Théo dévorait sa tartine de miel. Installé près de lui, après avoir avalé une énième tasse de café, Marc élaborait déjà d’autres hypothèses et affirmait de nouvelles convictions :

— Il faut reprendre l’enquête sur Heinz Kieffer. Retourner sur les lieux du drame. Découvrir ce qui s’est passé dans la nuit qui a précédé l’incendie de la maison.

Pour ma part, je n’étais pas convaincu que ce soit la meilleure chose à faire. Depuis quelques minutes, je commençais à avoir conscience d’une évidence : Marc voyait la situation comme un flic, tandis que moi, je l’analysais comme un romancier.

— Tu te souviens de nos conversations sur l’écriture, Marc ? Lorsque tu m’as demandé comment je construisais mes personnages, je t’ai répondu que je ne me lançais jamais dans un roman sans connaître parfaitement le passé de mes héros.

— Tu fais une sorte de fiche biographique pour chaque personnage, c’est ça ?

— Oui, et c’est à cette occasion que je t’avais parlé du Ghost.

— Rappelle-moi ce que c’est, déjà.

— Le Ghost, le Fantôme, le Spectre : ce sont des noms que certains professeurs de dramaturgie emploient pour désigner un événement charnière, un bouleversement ancré dans le passé du personnage qui continue à le hanter aujourd’hui.

— Son talon d’Achille ?

— En quelque sorte. Un choc biographique, un refoulé, un secret qui explique sa personnalité, sa psychologie, son intériorité, ainsi qu’une bonne partie de ses actions.

Il me regarda essuyer la frimousse toute collante de Théo.

— Où veux-tu en venir au juste ?

— Il faut que je trouve le Ghost de Claire Carlyle.

— Tu le trouveras lorsque nous saurons ce qui s’est réellement passé dans la maison de Kieffer la nuit qui a précédé l’incendie.

— Pas nécessairement. Je crois qu’il y a autre chose. Une autre vérité qui expliquerait pourquoi, si elle a vraiment réussi à s’échapper, Claire Carlyle n’a pas donné l’alerte ni jamais cherché à revoir sa famille.

— Et où se trouve cette explication selon toi ?

— Là où naissent toutes les explications du monde : sur le territoire de l’enfance.

– À Harlem ? demanda-t-il en reprenant une gorgée de café.

— Parfaitement. Voilà ce que je te propose, Marc : tu continues l’enquête en France et je la poursuis aux États-Unis !

Comme un personnage de bande dessinée, Caradec manqua de s’étouffer et recracha son café. Lorsque sa quinte de toux cessa, il me regarda, incrédule.

— Tu n’es pas sérieux, j’espère.