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4.

Au rond-point de la place d’Italie, notre voiture bifurqua boulevard Vincent-Auriol.

— Auto, papa ! Auto !

Assis sur mes genoux à l’arrière du taxi, Théo était le plus heureux des petits garçons. Les deux mains plaquées contre la vitre, il s’amusait du spectacle de la circulation parisienne. Quant à moi, le nez enfoui dans ses cheveux à l’odeur de blé, je puisais dans son enthousiasme un peu de l’optimisme dont j’avais grand besoin.

Nous étions en route vers l’aéroport. J’avais réussi à rallier Marc à ma cause. En quelques clics, j’avais réservé un billet d’avion pour New York, puis j’avais jeté des affaires pour Théo et moi dans une valise et booké une chambre d’hôtel.

Mon téléphone vibra. Je l’extirpai de ma poche juste à temps pour prendre l’appel. Le numéro sur l’écran était celui de mon cousin, cardiologue à l’hôpital Necker.

— Salut, Alexandre, merci de me rappeler.

— Salut, cousin, ça gaze ?

— Compliqué en ce moment. Et toi ? Sonia ? Les enfants ?

– Ça pousse vite. C’est Théo que j’entends barjaquer derrière toi ?

— Oui, on est dans un taxi.

— Embrasse-le pour moi. Écoute, j’ai pu avoir des nouvelles de ton amie, Clotilde Blondel.

— Qu’est-ce que ça donne ?

— Je suis désolé, mais son cas est très grave. Fracture de plusieurs côtes, d’une jambe et du bassin, luxation de la hanche, traumatisme crânien sévère. Quand j’ai appelé mon pote de Cochin, elle était encore sur le billard.

— Son pronostic vital est engagé ?

— Pour l’instant, c’est difficile à dire. Tu sais, dans ce genre de polytraumas, il y a des risques multiples.

— D’hématome au cerveau ?

— Oui, et de tout ce qui touche au système respiratoire : pneumothorax, hémothorax. Sans parler des éventuelles lésions rachidiennes.

Un double bip hachura notre conversation. Un numéro en 02.

— Excuse-moi, Alex, j’ai quelqu’un sur une autre ligne. Un truc important. Tu restes en veille et tu me tiens au courant de l’évolution de la situation ?

– Ça marche, cousin.

Je le remerciai et pris le nouvel appel. Comme je l’espérais, il s’agissait de Marlène Delatour, la journaliste de Sud-Ouest qui avait enquêté sur l’affaire Carlyle. Cette nuit, après avoir lu son article, j’avais retrouvé sa trace sur Internet : elle avait changé d’employeur et travaillait à présent pour le journal Ouest France. Je lui avais envoyé un mail en lui expliquant que j’écrivais une sorte d’anthologie des crimes du XXIe siècle et que j’aurais voulu recueillir ses impressions et ses souvenirs sur l’affaire.

— Merci de m’appeler.

— On s’est croisés il y a quelques années. Je vous avais interviewé lors du salon Étonnants Voyageurs en 2011.

— Bien sûr, je m’en souviens, mentis-je.

— Alors, comme ça, vous arrêtez les romans pour écrire des essais ?

— Dans certains faits divers, l’horreur dépasse la fiction.

— Je vous l’accorde.

Je coinçai mon téléphone dans le creux de mon épaule. Ainsi, j’avais les mains libres pour maîtriser mon fils. Debout sur le siège, Théo gigotait pour apercevoir la rame qui entrait en gare sur le pont du métro aérien.

— Vous vous souvenez bien de l’affaire Carlyle ? demandai-je à Marlène.

– Ça, c’est certain. Pour vous dire la vérité, à l’époque, je m’étais pas mal identifiée à Claire. On avait des points communs : père inconnu, élevées toutes les deux par une mère célibataire, des origines populaires, l’école comme moyen d’ascension sociale… C’était un peu ma petite sœur américaine.

— Vous êtes certaine que Claire ne connaissait pas son père ?

– À mon avis, même la mère de Claire ne savait pas qui l’avait mise enceinte.

— Vous êtes sûre ?

J’entendis son soupir à l’autre bout du fil.

— Pratiquement. En tout cas, c’est ce que m’a laissé entendre Joyce Carlyle lorsque je l’ai interrogée sur le sujet. C’était lors de sa venue en France deux semaines après l’enlèvement de Claire, au moment où l’enquête s’enlisait. Je ne l’ai pas écrit dans l’article, mais j’ai appris qu’avant la naissance de sa fille Joyce avait connu des années de défonce. Crack, héroïne, crystal : elle avait touché à tout. Pendant deux ou trois ans, à la fin des années 1980, elle enchaînait les passes à 10 dollars pour payer sa came.

Cette révélation me ficha la nausée. Après une hésitation, je résistai à la tentation de révéler à mon interlocutrice que j’étais en route vers New York. Marlène Delatour était une bonne journaliste. Si elle me sentait à ce point investi, elle allait flairer le scoop potentiel. Après m’être donné du mal pour tenir les flics à l’écart de mes problèmes, je n’allais pas me jeter dans la gueule du loup en me confiant à une journaliste.

J’essayai donc de prendre un ton dégagé pour demander :

— Vous avez eu d’autres contacts avec Joyce depuis ce temps-là ?

Marlène marqua un silence étonné avant de m’expliquer :

— J’aurais eu du mal : elle est morte deux semaines plus tard !

Je tombai des nues.

— Je n’ai lu ça nulle part.

— Moi-même, je ne l’ai su que bien après, à l’été 2010, alors que j’étais en vacances à New York. En visitant Harlem, j’ai eu envie d’aller jeter un coup d’œil à la maison dans laquelle Claire avait passé son enfance. Son adresse m’avait marquée : 6 Bilberry Street. La rue de la Myrtille… Ce n’est qu’une fois sur place, en discutant avec les commerçants du quartier, que j’ai appris que Joyce était décédée à la fin du mois de juin 2005. Seulement quatre semaines après l’enlèvement de sa fille.

Si elle était exacte, cette information changeait beaucoup de choses.

— De quoi est-elle morte ?

– À votre avis ? Overdose d’héroïne, chez elle. Elle était restée clean pendant quinze ans, mais le drame l’a fait replonger. Et après un sevrage aussi long, même des doses assez faibles peuvent vous tuer.

Le taxi avait traversé le pont de Bercy et roulait sur les quais. De l’autre côté de la Seine, le paysage défilait : la piscine Joséphine-Baker qui flottait sur le fleuve, les tours angulaires de la bibliothèque François-Mitterrand, les péniches paresseuses et les arches basses du pont de Tolbiac.

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre sur l’affaire ?

— Là, comme ça, à brûle-pourpoint, je ne vois pas trop, mais je peux essayer de retrouver mes notes.

— Ce serait très…

Elle m’interrompit :

— Attendez, un truc me revient à l’esprit. Une rumeur persistante qui circulait au moment de l’enquête : Joyce aurait engagé un enquêteur privé pour mener ses propres recherches.

— D’où tenez-vous ça ?

— Je sortais avec un type à l’époque : Richard Angeli, un jeune flic de la brigade criminelle de Bordeaux. Entre nous, c’était un connard de première, mais il avait une ambition folle et me refilait parfois des tuyaux.

Je me contorsionnai pour sortir un stylo de ma poche et notai le nom du flic sur le seul papier que j’avais sous la main : T’choupi fait des bêtises, le livre préféré de mon fils que j’avais emporté pour l’occuper pendant le voyage.

— C’était quoi son job ?

— Il était procédurier dans le groupe qui enquêtait sur la disparition de Claire Carlyle. D’après ce qu’il me racontait, ses collègues et le juge étaient furax à la perspective de voir l’enquête parasitée par quelqu’un d’extérieur.