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— C’était qui ? Un détective américain ?

— Je n’en sais rien. J’ai un peu gratté de ce côté-là, mais je n’ai jamais rien déterré de concret. Un silence, puis :

— Raphaël, si vous apprenez un élément nouveau, vous me tiendrez au courant ?

— Bien sûr.

Je le devinai à sa voix, il n’avait fallu que quelques minutes pour que Marlène Delatour soit de nouveau contaminée par le virus « Claire Carlyle ».

À présent, le taxi avait dépassé la porte de Bercy et filait sur le périph. Mon fils s’était calmé. Il serrait dans ses bras son chien en peluche, le fidèle Fifi.

— Dans cette enquête, reprit la jeune femme, j’ai toujours eu l’impression que quelque chose nous échappait. La police, les journalistes, les juges : tout le monde s’est cassé les dents sur cette affaire. Même après la découverte des traces d’ADN chez Heinz Kieffer, l’histoire laissait un goût d’inachevé.

C’était la première fois que j’entendais quelqu’un contester la version officielle.

— Qu’est-ce que vous sous-entendez exactement ? Kieffer correspondait bien au portrait-robot.

— Un portrait-robot établi sur un seul témoignage, rappela-t-elle.

— Celui de la petite Olivia Mendelshon.

— Une gamine que les flics n’ont pu interroger que quelques heures puisque ses parents l’ont rapatriée à New York dès le lendemain.

— Là, je ne vous suis plus. Vous remettez en cause les conclusions de…

— Non, non, coupa-t-elle. Je n’ai pas de théorie alternative, je n’ai pas d’autres preuves, mais j’ai toujours trouvé ça étrange : un seul témoin lors de l’enlèvement, puis plus tard des traces d’ADN, mais pas de corps. Tout ça ne vous semble pas un peu suspect ?

Ce fut à mon tour de soupirer :

— Vous, les journalistes, vous voyez le mal partout.

— Et vous, les écrivains, vous avez un problème avec la réalité.

9

La rue de la Myrtille

Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent.

PROTAGORAS
1.

Dès que le taxi avait franchi le pont de Brooklyn, j’avais retrouvé le foisonnement familier de Manhattan. Je n’y avais plus mis les pieds depuis la naissance de Théo et je me rendais compte à présent combien son ciel métallique et ses pulsations magnétiques m’avaient manqué.

Je connaissais New York depuis mes dix-huit ans. L’été du bac, sur une impulsion, j’avais suivi à Manhattan une jeune Danoise dont j’étais tombé amoureux. Trois semaines après notre arrivée, Kirstine — qui travaillait comme jeune fille au pair dans l’Upper East Side — avait soudain décidé que notre idylle était terminée. Je n’avais pas vu le coup venir et j’en avais été meurtri, mais la fascination que j’avais éprouvée en découvrant la ville m’avait rapidement consolé de ce premier chagrin d’amour.

J’étais resté un an à Manhattan. Les premières semaines, j’avais trouvé un job dans un diner de Madison Avenue, puis j’avais enchaîné les petits boulots : vendeur de glaces, serveur dans un restaurant français, employé dans un vidéoclub, libraire dans un magasin de l’East Side. Ce fut l’une des périodes les plus riches de ma vie. J’avais rencontré à New York des gens qui m’avaient marqué pour toujours et j’y avais vécu des événements décisifs qui avaient conditionné en partie le reste de mon existence. Depuis, jusqu’à l’arrivée de Théo, j’y étais revenu au moins deux fois par an, avec un enthousiasme intact.

J’avais profité de la connexion Wi-Fi disponible dans l’avion pour échanger des mails avec le personnel de la conciergerie du Bridge Club, l’hôtel de TriBeCa dans lequel je descendais depuis dix ans et qui malgré son nom n’abritait aucune association de joueurs de cartes. Ils m’avaient vanté leur service de nounous triées sur le volet et j’en avais embauché une pour s’occuper de mon fils pendant mes investigations. J’avais également loué une poussette et rédigé une liste de courses que l’hôtel se proposait de faire pour moi : deux paquets de couches 12–15 kg, des lingettes, du coton, du lait dermo-nettoyant, un stock de petits pots.

« On peut dire que votre fils ne manque pas de voix ! » m’avait lâché la responsable de cabine au moment du débarquement. Bel euphémisme : Théo avait été insupportable et m’avait fait honte. Fatigué, excité, il avait fait la foire pendant tout le vol, ne restant pas une seconde en place, importunant le personnel et les autres voyageurs de la business class. Il ne s’était endormi que dans le taxi qui nous menait au Bridge Club.

Arrivé à l’hôtel, je n’avais pas pris le temps de défaire mes bagages. J’avais changé et couché mon fils, avant de le laisser aux bons soins de Marieke, la nounou, une Allemande que ma grand-mère aurait jugée « trop jolie pour être honnête ».

Dix-sept heures. Plongeon dans le grand rush de la ville. La rue, le vacarme, l’effervescence. La lutte impitoyable pour attraper un taxi. À cette heure, le métro était plus rapide. Au niveau de Chambers Street, je pris la ligne A en direction du nord et, moins d’une demi-heure plus tard, je montais l’escalier de la station de la 125Rue.

Je ne connaissais pas beaucoup Harlem. Dans les années 1990, lors de mes premiers séjours à New York, le quartier était trop délabré et dangereux pour que quiconque de censé eût envie d’y passer des vacances. Comme tous les touristes, j’y avais mis un pied pour jouer à me faire peur, assister à une messe gospel et faire une photo des néons de l’Apollo Theater, mais rien de plus.

Je fis quelques pas sur le trottoir, curieux de voir comment le quartier avait évolué. Dans l’avion, j’avais lu un article qui expliquait que des promoteurs immobiliers venaient pompeusement de rebaptiser l’endroit « SOHA » (pour SOuth HArlem) en espérant que cet acronyme lui donnerait un côté neuf et moderne. De fait, l’endroit n’avait plus rien du coupe-gorge qu’il avait été autrefois et il correspondait presque à ce qu’en décrivaient les guides touristiques.

Sur la 125e — qui portait aussi le nom de Martin Luther King Boulevard —, je retrouvai tout ce que j’aimais à Manhattan. L’air électrique, le chant des sirènes, un tourbillon de couleurs, d’odeurs, d’accents. Les chariots métalliques des marchands de bretzels et de hot-dogs, les plots énormes, orange et blanc, d’où s’échappaient des panaches de fumée blanche, la logorrhée des vendeurs à la sauvette qui essaient de fourguer leurs breloques sous des parasols déglingués. Bref, cette impression unique et grisante d’un gigantesque foutoir très organisé.

Dès que l’on s’éloignait de cette grande artère, le quartier devenait beaucoup plus calme. Il me fallut quelques minutes pour me repérer et trouver la fameuse Bilberry Street : une ruelle atypique, coincée entre la 131et la 132Rue et perpendiculaire à Malcolm X Boulevard.

En cette fin d’après-midi d’été, une belle lumière rayonnait sur les trottoirs, brasillant aux fenêtres, tremblotant entre les feuilles des châtaigniers. Des deux côtés de la rue s’élevaient des maisons de brique rouge avec des porches en bois, sculptés et colorés, des galeries bordées de balustrades en fer forgé et des escaliers qui descendaient dans de petits jardins. C’était ça aussi la magie de New York, toutes ces fois où l’on se disait justement : « Je n’ai pas l’impression d’être à New York. »

Cet après-midi-là, tandis que je marchais vers l’enfance de Claire, je n’étais plus à Harlem. J’étais dans le Deep South, en Géorgie ou en Caroline du Sud, du côté de Savannah ou de Charleston.