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— C’était la plaque du pick-up de Kieffer, avait compris Marc.

— Bingo ! Avoue que c’est dingue, non ? Au début, on pensait que le jeune fabulait, mais tu l’as dit toi-même : l’immat n’avait pas fuité dans la presse.

— Boisseau, qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?

— D’après lui, son père a payé la rançon sans moufter et sans prévenir les flics. L’échange s’est fait dans une forêt du coin : 500 000 euros, remis à Kieffer dans un sac en toile jaune.

En entendant la référence au sac, Marc ressentit une décharge d’adrénaline, mais il demeura impassible. Il n’avait pas l’intention de faire le moindre cadeau au gendarme.

— Il t’a donné des détails sur sa détention ? Il a subi des sévices ?

— Non, il assure que Kieffer ne l’a pas touché. Après, il s’embrouille un peu les pinceaux. Parfois, il affirme que Kieffer avait une complice, parfois, c’est moins clair.

Une complice ?

— Pourquoi il est venu te trouver, toi ?

— Pour la même raison que toi. Il a fait des recherches sur Internet et il est tombé sur mon nom qui revenait dans plusieurs articles.

— Et pourquoi les parents n’ont jamais porté plainte ?

— Pour que l’affaire ne s’ébruite pas. C’est justement ce que leur fils leur reproche ! Les Boisseau-Desprès considéraient avoir réglé eux-mêmes le problème et ils n’étaient pas à un demi-million près. Le silence est d’or : dans ce cas, l’expression prend tout son sens.

Solveig frappa à la porte et la poussa sans attendre qu’on lui dise d’entrer.

— Meyer cherche à vous joindre, mon colonel : un tracteur est en train de démonter la sculpture du rond-point de l’A 4.

— Merde, quels cons ces bouseux ! explosa le gendarme en se levant.

Caradec l’imita.

— Tu peux me donner la déposition de Maxime Boisseau ?

— Je n’en ai pas pris. Sur le plan pénal, son histoire n’a plus d’intérêt aujourd’hui. Après plusieurs cosaisies, tu sais comme moi qu’il y a eu extinction judiciaire. Qui veux-tu que l’on poursuive aujourd’hui ?

Caradec soupira.

— Tu sais où il crèche au moins ?

— Pas vraiment. Il est en conflit avec sa famille. Aux dernières nouvelles, il travaillait dans une grande librairie de Nancy : Le Hall du livre.

— Je connais.

Pendant que Muselier enfilait sa veste, Solveig confia à Marc :

— Je travaille pour le magazine de la Gendarmerie nationale. En ce moment, j’écris un article sur les grandes figures de la maison. Peut-être que je pourrais vous interviewer ?

— Je n’en ai pas franchement le temps.

— Juste une question, alors : quelle est la qualité principale pour devenir un grand flic ?

— Sans aucun doute, développer son propre détecteur de mensonge. C’est ça qui m’a été le plus utile dans mes enquêtes : je sais lorsque les gens me mentent.

— Et moi, je t’ai menti ? demanda Muselier.

— Oui, vous m’avez menti une fois, affirma Caradec en revenant au vouvoiement.

La tension monta d’un cran.

— Ah bon ? Tu ne manques pas de culot, toi ! Explique-moi quand je ne t’ai pas dit la vérité ?

– Ça, c’est justement ce qui me reste à trouver.

— C’est ça, reviens me voir à ce moment-là !

— Je n’y manquerai pas.

10

Deux sœurs vivaient en paix

Les innocents, ça n’existe pas. Par contre il existe différents degrés de responsabilité.

Stieg LARSSON
1.

La route qui mène de Phalsbourg à Nancy est un grand vide, intemporel et rassurant.

Au volant de son vieux 4 × 4, Caradec appréciait cette monotonie qu’il trouvait reposante : les pâturages, les troupeaux, les odeurs d’engrais, les champs qui succédaient aux champs et les tracteurs qui se traînaient sur l’asphalte et qu’il n’était jamais pressé de dépasser.

Sur son tableau de bord, les reflets kaléidoscopiques du soleil. Dans son autoradio, le jazz raffiné et minimaliste du trompettiste Kenny Wheeler. Au gré de ses déplacements, le CD tournait en boucle dans sa voiture depuis dix ans. C’était le dernier cadeau que lui avait fait sa femme avant de partir.

Avant de mourir.

Pendant tout le trajet, Marc pensa à ce que lui avait raconté le gendarme. Il se repassait mentalement leur conversation comme s’il l’avait enregistrée. Il laissait décanter leurs échanges. Il les digérait. Il se félicita d’avoir suivi son instinct. Tout de suite, il avait eu l’intuition que Muselier était un témoin essentiel que les premiers enquêteurs avaient sous-estimé. Il savait que le gendarme lui avait menti, mais tout restait à faire pour le coincer.

Alors qu’il débarquait dans l’agglomération nancéienne, il hésita à laisser un message sur le répondeur de Raphaël. Non, trop tôt. Il préférait attendre d’avoir davantage d’éléments concrets.

Arrivé au centre-ville, il eut la tentation de se garer en warnings devant la librairie, mais il y renonça. Pas raisonnable de prendre le risque de se faire embarquer la voiture. Il trouva une place au parking Saint-Jean, près de la gare et du grand centre commercial, une construction mastoc, tout en béton, qui datait des années 1970.

Il quitta à pied ce quartier sans charme, défiguré par les travaux.

Gris, terne, morne, dévitalisé : il gardait de Nancy une image négative. C’est pourtant là, en 1978, qu’il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. À l’époque, jeune inspecteur (comme on disait alors) frais émoulu de Cannes-Écluse, Marc s’était rendu à reculons à une formation professionnelle d’une semaine, organisée sur le campus de lettres et de sciences humaines de la fac de Nancy. C’est là, dans un amphithéâtre, lors d’un changement de cours, qu’il avait croisé Élise. Étudiante en lettres classiques, elle avait vingt ans et vivait dans une chambre universitaire de la rue Notre-Dame-de-Lourdes.

Marc travaillait à Paris. Pendant deux ans, en attendant qu’Élise termine sa maîtrise, il avait fait la navette entre les deux villes. Il se souvenait de certains soirs où, sur un coup de tête, il quittait la capitale et partait la rejoindre, fonçant insouciant vers Nancy au volant de sa R8 Gordini. Il sentit ses yeux s’embuer. On ne vit ces trucs-là qu’une seule fois, mais, sur le moment, on prend rarement conscience de leur valeur. Et c’était l’un des drames de la vie.

Bordel. Il ne devait pas ouvrir les vannes des souvenirs. Il devait les endiguer, se battre contre eux au corps à corps, ne pas leur céder un pouce de terrain, sinon il était foutu.

Il cligna des paupières, mais l’image d’Élise s’incrusta devant ses yeux. Une vraie fille de l’Est. Un visage affirmé et mélancolique, des cheveux cendrés, des yeux de cristal. Au premier abord, une beauté froide, lointaine, presque inatteignable. Mais dans l’intimité elle savait être tout le contraire : drôle, attachante, enthousiaste.

C’est Élise qui l’avait initié à la littérature, à la peinture et à la musique classique. Exigeante, mais pas snob, elle avait toujours un livre à la main : un roman, un recueil de poésie, le catalogue d’une exposition. L’art, l’imaginaire et les chimères faisaient partie intégrante de son monde. En lui donnant accès à cette dimension sensible, Élise l’avait transformé. Grâce à elle, Caradec avait eu une révélation : le monde ne se limitait pas à la réalité sordide de ses enquêtes. Le monde était plus vaste, plus insaisissable, plus vertigineux.