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— Z’êtes arrivé, monsieur l’écrivain, m’annonça mon chauffeur en s’arrêtant le long du trottoir devant un bâtiment récent, mais sans charme.

Silhouette ronde et tassée, crâne dégarni, regard circonspect et lèvres fines, il avait la voix du personnage de Raoul Volfoni dans Les Tontons flingueurs.

— Vous pouvez m’attendre un moment ? demandai-je.

— Pas de problème. Je laisse tourner le compteur.

Je claquai la portière et profitai de la sortie d’un gamin, cartable sur le dos, pour m’engouffrer dans le hall. Comme souvent, l’ascenseur était en panne. Je montai les douze étages sans faire de pause avant de tambouriner à la porte de l’appartement d’Anna, hors d’haleine et les mains sur les genoux. Personne ne me répondit. Je tendis l’oreille, mais ne perçus aucun bruit.

Anna avait abandonné les clés de mon appartement. Si elle n’était pas chez elle, où avait-elle passé la nuit ?

Je sonnai à toutes les portes de l’étage. Le seul voisin qui m’ouvrit ne me fut d’aucun secours. Rien vu, rien entendu : la devise habituelle qui règle la vie en collectivité dans les grands ensembles.

Dépité, je redescendis dans la rue et donnai à Raoul mon adresse à Montparnasse.

– À quand remonte votre dernier roman, monsieur Barthélémy ?

— Trois ans, répondis-je dans un soupir.

— Vous en avez un autre en préparation ?

Je secouai la tête.

— Pas dans les mois qui viennent.

— C’est ma femme qui va être déçue.

Cherchant à mettre fin à la conversation, je le priai d’augmenter le son de sa radio pour écouter les infos.

Branché sur une station populaire, le poste diffusait le flash de 9 heures. En ce jeudi 1er septembre, douze millions d’élèves se préparaient à reprendre le chemin de l’école, François Hollande se félicitait d’un frémissement de la croissance économique, à quelques heures de la fin du mercato, le PSG venait de s’offrir un nouvel avant-centre, tandis qu’aux États-Unis le Parti républicain s’apprêtait à investir son candidat pour les prochaines élections présidentielles…

— Je ne comprends pas bien, insista le taxi. Vous avez choisi de vous la couler douce ou vous avez le syndrome de la page blanche ?

— C’est plus compliqué que ça, répondis-je en regardant par la fenêtre.

2.

La vérité, c’était que je n’avais plus écrit la moindre ligne depuis trois ans, car la vie m’avait rattrapé.

Je ne souffrais ni d’un blocage ni d’une panne d’inspiration. Je me racontais des histoires dans ma tête depuis l’âge de six ans et, dès mon adolescence, l’écriture s’était imposée comme le centre de mon existence, le moyen de canaliser mon trop-plein d’imagination. La fiction était une échappatoire. Le billet d’avion le moins cher pour fuir la morosité du quotidien. Pendant des années, elle avait occupé tout mon temps et toutes mes pensées. Chevillé à mon bloc-notes ou à mon ordinateur portable, j’écrivais tout le temps, partout : sur les bancs publics, sur les banquettes des cafés, debout dans le métro. Et lorsque je n’écrivais pas, je pensais à mes personnages, à leurs tourments, à leurs amours. Rien d’autre ne comptait vraiment. La médiocrité du monde réel n’avait que peu de prise sur moi. Toujours en décalage et en retrait de la réalité, j’évoluais dans un monde imaginaire dont j’étais le seul démiurge.

Depuis 2003 — année de la parution de mon premier roman —, j’avais publié un livre par an. Essentiellement des polars et des thrillers. Dans les interviews, j’avais coutume d’affirmer que je travaillais tous les jours sauf à Noël et le jour de mon anniversaire — j’avais piqué cette réponse à Stephen King. Mais, comme lui, c’était un mensonge : je travaillais aussi le 25 décembre et je ne voyais aucune raison valable de chômer le jour commémorant ma naissance.

Car j’avais rarement mieux à faire que de m’asseoir devant mon écran pour prendre des nouvelles de mes personnages.

J’adorais mon « métier » et j’étais à l’aise dans cet univers de suspense, de meurtres et de violence. Comme les enfants — souvenez-vous de l’ogre du Chat botté, des parents criminels du Petit Poucet, du monstre Barbe-Bleue ou du loup du Petit Chaperon rouge —, les adultes aiment jouer à se faire peur. Ils ont eux aussi besoin de contes pour exorciser leurs terreurs.

L’engouement des lecteurs pour le polar m’avait fait vivre une décennie fabuleuse au cours de laquelle j’avais intégré la confrérie restreinte des auteurs qui pouvaient vivre de leur plume. Chaque matin, en m’asseyant à ma table de travail, je savais que j’avais cette chance que des gens partout dans le monde attendent la sortie de mon prochain roman.

Mais ce cercle magique du succès et de la création était rompu depuis trois ans à cause d’une femme. Lors d’une tournée de promotion à Londres, mon attachée de presse m’avait présenté Natalie Curtis, une jeune scientifique anglaise aussi douée pour la biologie que pour les affaires. Elle était associée dans une start-up médicale qui développait des lentilles de contact « intelligentes » capables de détecter différentes maladies à partir du taux de glucose contenu dans le liquide oculaire.

Natalie travaillait dix-huit heures par jour. Avec une facilité déconcertante, elle jonglait entre la programmation de logiciels, la supervision d’essais cliniques, la conception de business plans et la traversée des fuseaux horaires qui l’emmenait aux quatre coins du monde pour rendre des comptes à de lointains partenaires financiers.

Nous évoluions dans deux mondes différents. J’étais un homme de papier ; elle était une femme digitale. Je gagnais ma vie en inventant des histoires ; elle gagnait la sienne en mettant au point des microprocesseurs aussi fins que les cheveux d’un nourrisson. J’étais le genre de type qui avait étudié le grec au lycée, qui aimait la poésie d’Aragon et écrivait des lettres d’amour au stylo plume. Elle était le genre de fille ultra-connectée qui était chez elle dans le monde froid et sans frontières des hubs d’aéroport.

Même avec le recul, je n’arrivais toujours pas à comprendre ce qui nous avait projetés l’un vers l’autre. Pourquoi, à ce moment précis de nos vies, nous étions-nous fait croire que notre histoire incongrue pouvait avoir un avenir ?

« On aime être ce qu’on n’est pas », a écrit Albert Cohen. Peut-être est-ce pour ça que l’on tombe parfois amoureux de personnes avec qui l’on partage rien. Peut-être ce désir de complémentarité nous laisse-t-il espérer une transformation, une métamorphose. Comme si le contact de l’autre allait faire de nous des êtres plus complets, plus riches, plus ouverts. Sur le papier, c’est une belle idée, mais dans la réalité c’est rarement le cas.

L’illusion de l’amour se serait dissipée rapidement si Natalie n’était pas tombée enceinte. La perspective de fonder une famille avait prolongé le mirage. Du moins, en ce qui me concernait. J’avais quitté la France pour m’installer dans l’appartement qu’elle louait à Londres dans le quartier de Belgravia et je l’avais accompagnée de mon mieux pendant toute sa grossesse.

« Lesquels de vos romans préférez-vous ? » À chaque période de promotion, la question revenait dans la bouche de journalistes. Pendant des années, j’avais un peu botté en touche, me contentant d’une réponse laconique : « Il m’est impossible de choisir. Mes romans sont comme des enfants, vous savez. »

Mais les livres ne sont pas des enfants. J’étais présent en salle d’accouchement lors de la naissance de notre fils. Lorsque la sage-femme m’a tendu le petit corps de Théo pour que je le prenne dans mes bras, j’ai pris conscience en une seconde à quel point cette assertion répétée dans de nombreuses interviews était un mensonge.