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Alors qu’il déambulait dans la ville, Marc sentait qu’il était en train de perdre le combat. Dans son porte-feuille, il ouvrit le compartiment réservé à la monnaie et en tira une barrette de Lexomyl qu’il coupa en deux. Sa dernière cartouche. Un comprimé sous la langue. La chimie à la rescousse pour ne pas sombrer. Pour circonscrire la douleur de ne pas avoir été capable d’aimer Élise avec plus de force. Pour ne pas avoir été capable de la retenir.

Les effets du comprimé se firent sentir presque immédiatement. Les visions se firent moins agressives, la tension baissa d’un cran. Tandis que les images de sa femme s’étiolaient, les mots de Flaubert qu’elle affectionnait lui revinrent en mémoire : « Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale. Je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite. »

2.

En cet après-midi de fin d’été, le passé sordide de Bilberry Street paraissait si loin qu’on eût pu le croire inventé. Les feuilles bruissaient sous la brise qui chuchotait une chanson douce à l’oreille des passants. Comme un peintre impressionniste, le soleil déposait ses écailles d’or sur les palissades, peignant un tableau à la fois mélancolique et chaleureux, quelque part entre Norman Rockwell et Edward Hopper.

Au numéro 299, sur le perron de leur maison, deux femmes noires prenaient le frais en surveillant une petite fille et un préadolescent qui faisaient leurs devoirs sur une table de jardin.

— Vous cherchez quelque chose, monsieur ?

Celle qui m’avait apostrophé, la plus âgée, devait être Angela, la sœur aînée de Joyce Carlyle.

— Bonjour, mesdames, je m’appelle Raphaël Barthélémy, j’aurais souhaité vous poser quelques questions sur…

Elle se braqua tout de suite :

— Vous n’êtes pas journaliste, au moins ?

— Non, je suis écrivain.

C’est quelque chose qui me frappait tout le temps : à quel point la plupart des gens détestaient les journalistes alors qu’ils aimaient plutôt bien les romanciers.

— Des questions sur quoi ?

— Sur votre sœur, Joyce.

D’un geste vif et nerveux, elle balança une gifle dans l’air comme si elle chassait une guêpe.

— Joyce est morte depuis dix ans ! Qui êtes-vous pour vous croire autorisé à troubler sa mémoire ?

Angela avait une voix grave et ferme. Elle ressemblait à une actrice des films de blaxploitation. Look afro, cheveux nappy, crépus et bouffants. Une Pam Grier vêtue d’un tee-shirt coloré et d’un blouson en cuir sans manches.

— Je suis navré de raviver des souvenirs douloureux, mais j’ai peut-être des informations qui pourraient vous intéresser.

— Quelles informations ?

– À propos de votre nièce, Claire.

De la braise rougeoya dans ses yeux. Elle bondit de son rocking-chair pour m’insulter :

— Je n’aime pas ton chantage, blanc-bec ! Si tu as quelque chose à nous apprendre, dis-le-nous tout de suite, sinon, arrache ton boule !

Gladys, la plus jeune, vint à ma rescousse :

— Laisse-le parler, Angie, il a une bonne tête.

— Une bonne tête de parasite, oui ! cria-t-elle, et elle rentra dans la maison en emmenant les deux enfants, comme si elle cherchait à les mettre à l’abri.

Je discutai plusieurs minutes avec Gladys. Elle avait un style plus classique que sa sœur, qui la rapprochait de Claire : des cheveux longs et lisses, des traits fins, un visage subtilement maquillé. Avec sa robe blanche très échancrée qui ne laissait rien ignorer de ses jambes nues, elle me rappelait la pochette de Four Seasons of Love. L’album disco de Donna Summer figurait dans la discothèque de mes parents et avait émoustillé mes très jeunes années.

Affable et curieuse, elle accepta de me parler de sa sœur décédée. Sans se faire prier, elle me confirma ce que m’avait raconté Marlène Delatour, la journaliste de Ouest France  : Joyce Carlyle était bien morte d’une overdose, moins d’un mois après l’enlèvement de Claire.

— Après toutes ces années d’abstinence, Joyce avait brutalement replongé ?

— Comment lui en vouloir ? Elle était dévastée par la disparition de sa fille.

— Mais, au moment de son overdose, il restait encore un espoir de retrouver Claire vivante.

— Le stress et le désarroi la consumaient. Vous avez des enfants, monsieur Barthélémy ?

Je lui montrai la photo de Théo sur mon téléphone.

— Il respire la joie de vivre ! s’exclama-t-elle. Il vous ressemble beaucoup.

C’était stupide, mais la remarque me faisait plaisir chaque fois. Comme je la remerciais, la porte de la maison s’ouvrit. Angela réapparut, un album sous le bras, et vint nous rejoindre. Elle s’était calmée et se mêla d’elle-même à la conversation qu’elle avait manifestement suivie de derrière sa fenêtre.

— Si vous voulez comprendre Joyce, vous devez toujours garder une vérité à l’esprit : notre sœur était une exaltée, une passionnée, une amoureuse. C’est un trait de caractère qui n’est pas le mien, mais que je respecte.

La phrase d’Anatole France résonna dans ma tête : « J’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. »

Pensive, Angela s’éventa avec l’album qu’elle avait rapporté.

— Plus jeune, Joyce s’était souvent brûlé les ailes, poursuivit-elle. Avec la naissance de Claire, elle s’était rangée. C’était une femme cultivée et une bonne mère, mais elle avait cette étincelle noire, cette pulsion autodestructrice que certaines personnes portent en elles. Une sorte de bête intérieure que vous pouvez parfois domestiquer pendant des années jusqu’à croire que vous l’avez terrassée. Mais la bête ne meurt jamais et l’étincelle n’attend que l’occasion de se rallumer.

— Vous n’avez rien vu venir ? J’imagine que, pendant cette période, elle devait être très entourée.

Elle me regarda avec une tristesse infinie dans les yeux.

— C’est moi qui ai retrouvé Joyce sur le sol de la salle de bains avec une seringue plantée dans le bras. Et sans doute suis-je un peu responsable de sa mort.

3.

Nancy.

Traversant d’un trottoir à un autre, Caradec se faufilait parmi les passants. Sous le soleil, l’ancienne capitale des ducs de Lorraine semblait revitalisée par rapport aux souvenirs qu’il en avait gardé. Le beau temps changeait tout, donnant à la ville les vitamines qui lui manquaient les jours de pluie. Aujourd’hui, même les petits immeubles de la rue Claudion avaient des airs de cité du Midi. Désormais piétonne et traversée par le tramway, la rue Saint-Jean vibrait d’énergie.

Rue Saint-Dizier. Le Hall du livre. La grande librairie était fidèle à la mémoire que Marc en avait. Il se souvenait distinctement des pavés du rez-de-chaussée et des coursives qui couraient à chaque étage, donnant parfois l’impression d’être sur un bateau.

À peine entré, il interrogea un employé en train de remplir de dictionnaires de poche un présentoir criard.

— Je cherche Maxime Boisseau.

— Rayon polar, troisième étage.

Marc monta les marches deux par deux, mais, arrivé devant les tables de présentation des thrillers et des romans noirs, il ne trouva qu’une jeune libraire en train de faire partager à un lecteur son enthousiasme pour Nécropolis, le chef-d’œuvre d’Herbert Lieberman.

— Maxime ? À cause de la rentrée, il est allé donner un coup de main aux gars de la papeterie.

Caradec revint sur ses pas en bougonnant. La rentrée scolaire… Bon sang, il tombait mal. On était vendredi après-midi. Les cours venaient de se terminer et le rayon dédié aux fournitures était envahi par les écoliers et leurs parents.