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— Muselier m’a dit que tu lui avais parlé d’un sac en toile jaune.

Boisseau s’énerva :

— Je n’ai jamais dit ça ! C’était un attaché-case rigide, type Samsonite, comme mon père en possédait plusieurs. Après, Kieffer a peut-être transféré l’argent dans un sac. ça ne m’étonnerait pas, remarquez. Il se méfiait de tout. Il pensait qu’on voulait le piéger avec un émetteur ou un truc comme ça.

Caradec baissa la tête et aperçut sur le comptoir les ongles de Boisseau, rongés jusqu’au sang. Le gamin était un écorché vif, sur le qui-vive. Son visage d’ange était déformé par le stress et la peur.

— Que s’est-il passé ensuite avec tes parents ?

— Rien, justement. Aucune discussion, aucun dialogue. Pour eux, tout cela était ma faute. Deux jours plus tard, ils m’ont envoyé en pension. D’abord en Suisse, puis aux États-Unis. On n’a plus jamais reparlé de cet épisode et, avec le temps, j’ai moi-même fini par le refouler.

Marc fronça les sourcils.

— Tu veux dire que tu n’as jamais fait le lien entre ton histoire et celle des victimes de Kieffer ?

— Non. Je vivais à Chicago. J’étais loin de tout ça. Jusqu’à il y a six mois, je n’avais même jamais entendu parler de Kieffer.

— Quel a été le déclic ? Muselier a évoqué une psychothérapie.

— Oui, je voulais rester aux États-Unis et prendre des cours de théâtre à Broadway, mais j’ai dû rentrer en France après le bac. Pour des raisons de santé. Je n’allais vraiment pas bien. J’ai toujours eu tendance à avoir peur de tout, mais mes crises d’angoisse se multipliaient. Je souffrais de pulsions suicidaires, de délires paranoïaques et d’hallucinations. J’étais aux portes de la folie. On m’a hospitalisé pendant six mois dans un centre spécialisé de Sarreguemines. J’ai repris pied peu à peu, d’abord avec l’aide des médocs, puis grâce à un psy.

— Et lors des séances, le souvenir de l’enlèvement revenait souvent sur le tapis…

— Oui, et c’est devenu pire lorsque j’ai pris conscience que mon ravisseur était Kieffer et qu’il avait foutu le feu à sa baraque quelques heures après. J’aurais pu sauver ces filles, vous comprenez !

– Ça se discute, jugea Marc.

Boisseau se mit à crier :

— J’avais le numéro de la plaque, bordel ! Si on était allés trouver les flics, ils seraient remontés jusqu’à lui avant qu’il ne fasse son carnage.

Marc le prit par l’épaule pour le calmer.

— C’est tes parents qui en sont responsables. Pas toi.

— Ces connards ! Pour que leur nom ne se retrouve pas à la rubrique des faits divers, ils ont préféré laisser un prédateur en liberté. ça me rend fou !

— Tu leur en as parlé ?

— Je ne leur parle plus depuis que j’ai compris ce qu’ils ont fait. Je refuserai tout héritage. Je ne veux rien leur devoir. Ce sont mes grands-parents qui ont payé pour mes soins.

Marc soupira.

— Tu n’es responsable de rien dans ce merdier, tu avais dix ans !

– Ça n’excuse pas.

— Si, ça excuse tout ! Beaucoup de gens ont des choses plus ou moins graves à se reprocher dans cette affaire, mais, crois-moi, tu n’en fais pas partie.

Maxime prit sa tête entre ses mains. Il n’avait pas touché à ses sushis. Caradec soupira. Ce gamin lui plaisait : entier, sensible, vulnérable, honnête. Il avait vraiment envie de l’aider.

– Écoute-moi, je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais il faut que tu trouves un moyen de laisser ça derrière toi, OK ? Qu’est-ce que tu fous encore ici d’ailleurs ?

— Où ça ?

– À Nancy. Barre-toi de là, tu as de trop mauvais souvenirs associés à cette ville et à cette région. Accepte le fric de tes parents, pars à New York, paie-toi tes cours de théâtre. On n’a qu’une vie, et elle passe vite.

— Je ne peux pas faire ça.

— Pourquoi ?

— Je vous l’ai dit, je suis malade. J’ai des problèmes psychiatriques. Le psy qui me suit est ici et…

— Attends ! coupa le flic en levant la main.

Sur le rebord du comptoir, il attrapa une carte de visite du restaurant sur laquelle il griffonna un nom suivi d’un numéro de téléphone avant de la tendre à Boisseau.

— Esther Haziel, déchiffra le jeune homme. Qui est-ce ?

— Une ancienne psychiatre de Sainte-Anne. Franco-américaine. Elle travaille à Manhattan aujourd’hui, en cabinet et dans un hôpital. Si tu as un problème là-bas, dis-lui que tu viens de ma part.

— Vous la connaissez d’où ?

— J’ai moi aussi eu besoin d’aide. La dépression, les hallucinations, les crises, la peur des autres et de soi-même, les portes de l’enfer, comme tu disais, je suis passé par là.

Maxime resta interdit.

— On ne l’imaginerait pas en vous voyant. Et maintenant, vous êtes guéri ?

Caradec secoua la tête.

— Non, ces trucs-là, on n’en guérit jamais vraiment. ça, c’est la mauvaise nouvelle.

— Et la bonne ?

— La bonne, c’est qu’on peut apprendre à vivre avec.

4.

Bilberry Street

Angela Carlyle posa un vieil album à la couverture en tissu sur la table du perron — ce livre de souvenirs que fabriquaient les gens autrefois, au lieu de stocker des centaines de photos sur leur téléphone et de les oublier.

Le manipulant avec tendresse, Gladys et Angela commencèrent à le feuilleter sous mes yeux. À présent, les vannes de la nostalgie étaient ouvertes. À travers les images, Joyce revivait un peu. ça leur faisait du mal, ça leur faisait du bien.

Les années défilaient : 1988, 1989, 1990… et les clichés ne reflétaient pas ce à quoi je m’attendais. En ce temps-là, Joyce n’était pas le zombie drogué que m’avait décrit Marlène Delatour. C’était une jeune femme épanouie, joyeuse, superbe. L’ancienne rédactrice de Sud-Ouest s’était-elle mélangé les pinceaux ? Ou s’était-elle laissée aller à quelques raccourcis dont sa profession était familière ? Devant les sœurs, j’avançais prudemment, préférant pour l’instant ne pas aborder le sujet de la prostitution :

— Une journaliste française m’a appris qu’à la naissance de Claire, Joyce était empêtrée dans une dépendance au crack et à l’héroïne.

— C’est faux ! s’insurgea Angela. Joyce n’a jamais touché au crack. Elle a eu des problèmes avec l’héroïne, c’est vrai, mais c’était bien avant ! Claire est née en 1990. À l’époque, la dope était loin derrière Joyce. Elle était retournée vivre chez nos parents, à Philadelphie, elle avait trouvé un job dans une bibliothèque et était même bénévole dans un centre d’action sociale de la ville.

Mentalement, je pris note de l’information tout en regardant d’autres photos : des images de Claire, petite fille, avec sa mère, ses tantes et sa grand-mère. L’émotion me prit à la gorge. C’était troublant et poignant de voir la femme que j’aimais à l’âge de six ou sept ans. Je pensais à la vie qui s’ébauchait dans son ventre. Peut-être une petite fille qui lui ressemblerait. Si je parvenais à la retrouver.

Là encore, on était loin des clichés misérabilistes ressassés par la presse. Les sœurs Carlyle étaient des femmes cultivées et plutôt à l’aise financièrement. Leur mère, Yvonne, était juriste et avait travaillé toute sa vie au cabinet du maire de Philadelphie.

— Il n’y a pas d’images de votre père ? m’étonnai-je.

— C’est difficile de prendre une photo d’un fantôme, répondit Gladys.

— Un courant d’air, plutôt, rectifia Angela. Un courant d’air avec le zizi en bandoulière.

Les sœurs partirent dans un fou rire involontaire et je ne pus m’empêcher de sourire moi aussi.