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— Et Claire ? Qui est son père ?

— Nous ne savons pas, assura Gladys en haussant les épaules.

— Joyce n’en parlait jamais et nous n’avons jamais cherché à le découvrir.

— J’ai du mal à vous croire. Enfant, votre nièce a bien dû poser la question plusieurs fois !

Angela fronça les sourcils. Elle rapprocha son visage du mien en grondant :

— Vous voyez des hommes dans cet album ?

— Non.

— Vous voyez des hommes dans cette maison ?

— Non, justement.

— Il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais. Nous sommes comme ça, nous, les Carlyle. Nous vivons sans hommes. Nous sommes des Amazones.

— Je ne suis pas certain que l’analogie soit la plus judicieuse.

— Pourquoi ?

— Dans la mythologie grecque, on raconte qu’elles brisaient les membres de leurs enfants mâles. Ou qu’elles leur crevaient les yeux pour les utiliser comme esclaves.

— Vous voyez très bien ce que je veux dire. On n’attend rien des hommes, blanc-bec. C’est notre philosophie, que ça te plaise ou pas.

— Tous les hommes ne sont pas à mettre dans le même panier.

— Si, si, justement, tous les hommes sont pareils : malhonnêtes, volages, lâches, menteurs, frimeurs. Vous n’êtes pas fiables. Vous vous croyez guerriers, mais vous n’êtes que de pauvres marionnettes gouvernées par vos pulsions. Vous vous croyez virils, mais vous n’êtes que des chasseurs de pacotille.

À mon tour, je me piquai au jeu de la conversation et je leur racontai mon expérience avec Natalie, qui m’avait abandonné un mois après avoir mis au monde notre bébé. Mais ce n’était pas suffisant pour obtenir leur miséricorde.

— C’est juste l’exception qui confirme la règle, décréta Angela.

Le soleil déclinait. La chaleur avait reflué. Ma bonne tête jouait toujours en ma faveur puisque, sans qu’elles sachent encore qui j’étais vraiment, les sœurs s’étaient laissées aller aux confidences. Angela avait baissé sa garde. Bien qu’elle prétende le contraire, je sentais qu’elle n’avait pas été insensible à mon histoire.

Elle referma l’album. Pendant un moment, des nuages s’accumulèrent devant le soleil avant de s’effilocher.

— Pourquoi disiez-vous tout à l’heure que vous vous sentiez un peu responsable de la mort de Joyce ?

— Nous avons tous notre part de responsabilité, affirma Gladys.

Angela soupira.

— La vérité, c’est que nous n’étions même pas là le week-end où c’est arrivé. Nous étions chez notre mère à Philadelphie. Joyce n’a pas voulu nous accompagner. Je me doutais qu’elle avait replongé, même si elle prétendait le contraire.

Gladys tint à nuancer les faits :

— Nous avons fait un aller-retour rapide, car notre mère venait d’être opérée de la hanche et ne pouvait pas se déplacer. Elle aussi était morte d’inquiétude à propos de l’enlèvement de Claire et, honnêtement, je ne sais pas si notre présence ici aurait changé quoi que ce soit.

— Comment se sont déroulées les choses exactement ?

Angela reprit la parole :

— C’est moi qui ai retrouvé le corps de Joyce, dans sa salle de bains, le dimanche soir en rentrant. Elle avait une seringue dans le bras. Visiblement, elle avait chuté, s’était fracassé le crâne contre le lavabo.

— Il n’y a pas eu d’enquête ?

— Si, bien sûr, assura Gladys. Et comme il s’agissait d’une mort violente, le Medical Examiner a réclamé une autopsie.

Angela ajouta :

— La police avait appuyé la demande en raison d’un fait troublant : un appel téléphonique anonyme qui avait signalé une agression à l’adresse de Joyce le jour de sa mort.

Comme une onde, une vague de chair de poule se propagea de mes pieds à ma tête. Je connaissais cette sensation. Il y a toujours un moment dans l’écriture d’un roman où vos personnages vous surprennent. Soit ils commencent à vouloir faire des choses auxquelles vous ne les prédestiniez pas, soit ils vous balancent une révélation capitale au milieu d’un dialogue que vos doigts ont laissé filer sur le clavier. Dans ces cas-là, vous pouvez toujours enfoncer la touche « Delete  » et faire comme si tout ça n’avait pas existé. Mais le plus souvent, vous ne choisissez pas cette option, car cet imprévu est aussi le moment le plus excitant de l’écriture. Celui qui a fait basculer votre histoire dans l’inconnu. Et c’est exactement l’impression que me faisait la révélation d’Angela.

— Les enquêteurs ont analysé les derniers appels passés sur le téléphone de Joyce. Ils ont arrêté et mis en garde à vue son dealer, une petite frappe du quartier. Le type a reconnu avoir livré à Joyce une grosse dose pour un week-end de défonce, mais il avait un alibi solide pour l’après-midi du décès et il a été relâché.

Je me fis solennel :

— Quelqu’un avait-il le moindre mobile pour assassiner votre sœur ?

Gladys eut un soupir triste.

— Je ne pense pas, mais, lorsque vous êtes dans la dope, vous vous retrouvez malgré vous à fréquenter la lie de l’humanité.

Angela prit le relais :

— De toute façon, les résultats de l’autopsie ont confirmé l’overdose. Sa blessure à la tête, elle se l’était faite elle-même en chutant contre le bord du lavabo.

— Et l’appel anonyme ?

— C’était courant dans le quartier à l’époque. Un jeu entre les jeunes pour faire enrager les flics.

— Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup de coïncidences tout de même ?

— Si, bien sûr, c’est pour ça que nous avons engagé un avocat pour nous faire communiquer certaines pièces de l’enquête.

— Et alors ?

Tout à coup, un voile passa dans les yeux d’Angela. Comme si elle regrettait d’en avoir trop dit. Comme si elle prenait conscience qu’elle ne savait rien de moi. Comme si elle se souvenait soudain de ce que je lui avais dit une demi-heure plus tôt : « J’ai peut-être des informations sur votre nièce. »

– À quelles informations faisiez-vous allusion tout à l’heure ? Qu’est-ce que vous croyez nous apprendre sur Claire ?

Je savais que ce moment arriverait et qu’il ne se passerait pas bien. Mon téléphone était encore sur la table. Parmi mes photos, j’en cherchai une en particulier. Un cliché de Claire et de moi : un selfie qui datait de l’avant-veille avant d’aller au restaurant, pris à l’arrache sur le port d’Antibes avec le fort Carré en arrière-plan.

Je tendis l’appareil à Angela.

Bien sûr, on fait dire n’importe quoi à une photo, mais je crois que celle-ci ne mentait pas.

— Claire est vivante, déclarai-je simplement.

Elle prit le temps de regarder la photo avant de balancer de toutes ses forces mon téléphone sur le trottoir.

— Dégagez de chez moi ! Vous êtes un imposteur ! hurla-t-elle avant d’éclater en sanglots.

11

Les femmes qui n’aimaient pas les hommes

Le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c’était très beau.

Jean GIONO
1.

— Stop papa ! Théo tout seul ! Théo tout seul !

Assis sur sa chaise haute, mon fils m’arracha des mains la cuillère en plastique pour terminer lui-même sa purée au jambon. Après avoir vérifié que son bavoir était bien attaché, je m’emparai de ma caïpirinha à défaut d’un seau de pop-corn et, comme au spectacle, je le regardai commettre son carnage. Ses gestes manquaient encore d’assurance. Le nez, le menton, les cheveux, le sol, la chaise : j’avais l’impression que la purée atterrissait partout sauf dans sa bouche. Mais cela semblait le mettre en joie et me faisait rire moi aussi.