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Un parfum d’Italie flottait dans l’air. Nous étions sous les arcades du patio du Bridge Club. Un havre de verdure et de sérénité en plein New York. Une échappée bucolique et hors du temps qui justifiait à elle seule le prix exorbitant de l’hôtel.

— Patout…, dit Théo.

— Eh oui, mon grand : tu en as mis partout. Pas de quoi te vanter. Tu veux un yaourt maintenant ?

— Non, on descend !

— Je n’ai pas entendu le « s’il te plaît ».

— Te plaît, papa, on descend.

Bah, il mangerait son yaourt plus tard. Je le débarbouillai avec sa serviette, exercice difficile, Théo tournant la tête dans tous les sens pour m’échapper. Puis je lui ôtai son bavoir, le soulevai de sa chaise et le laissai gambader dans ce cadre idyllique, au milieu des palmiers, des plantes exotiques et du lierre du diable qui ruisselait sur les murs.

Au centre du patio, la statue d’un ange fatigué, sculptée dans le marbre, et une impressionnante fontaine à deux niveaux entourée de haies et de fleurs. Je regardai mon fils se faufiler entre les buissons soigneusement taillés qui formaient des motifs géométriques rappelant un labyrinthe. L’image du Shining de Kubrick traversa mon esprit et me fit frissonner.

— Ne t’éloigne pas trop, Théo, d’accord ?

Il se retourna et m’adressa un adorable sourire suivi d’un petit signe de la main.

Je m’emparai de mon téléphone et constatai les dégâts après le traitement que lui avait fait subir Angela. L’écran vitré était craquelé, mais la coque avait suffisamment protégé l’appareil pour qu’il continue à fonctionner. Je le connectai au Wi-Fi de l’établissement et, pendant dix minutes, j’essayais en vain de retrouver la trace d’Olivia Mendelshon, l’amie de Claire, le seul témoin de son enlèvement. Je doutais que, plus de dix ans après, elle pût m’apprendre quelque chose de décisif, mais c’était l’une des rares pistes qui me restaient. Mon moral n’était pas flambant. Je ne cessais de penser à Claire, enlevée pour la deuxième fois de sa vie.

Une serveuse se pencha vers moi.

— Il y a quelqu’un qui vous cherche, monsieur Barthélémy.

Je me tournai vers l’entrée située près du bar à cocktails. C’était Gladys, la plus jeune des sœurs Carlyle. Elle avait troqué sa robe blanche contre un perfecto en cuir, une combinaison colorée en imprimé psychédélique et une paire de talons vertigineux. Je l’observai tandis qu’elle s’avançait, féline, se coulant avec grâce entre les lanternes marocaines qui balisaient le passage dallé de terre cuite au milieu de la pelouse.

J’étais soulagé de la voir. Avant de quitter leur maison, j’avais griffonné l’adresse de l’hôtel sur ma carte de visite que j’avais coincée sous un verre, sur la table du perron.

— Bonsoir, Gladys, merci d’être venue.

Elle prit place sur le siège en rotin devant moi, mais demeura silencieuse.

— Je comprends très bien la réaction de votre sœur.

— Angela pense que vous êtes un imposteur qui cherche à nous soutirer de l’argent.

— Je ne veux pas d’argent.

— Je sais. J’ai tapé votre nom sur Internet. Je crois que vous gagnez bien votre vie.

La serveuse s’approcha. Gladys lui commanda un thé vert à la menthe.

— Remontrez-moi la photo, réclama-t-elle.

Je lui tendis mon téléphone et fis défiler plusieurs clichés de Claire. Elle les regarda, hypnotisée, jusqu’à ce que les larmes lui montent aux yeux.

— Si vous ne voulez pas d’argent, qu’est-ce que vous voulez, alors ?

— Votre aide, pour retrouver la femme que j’aime.

Tout en gardant un œil sur Théo, fasciné par le chat tigré de l’hôtel, il me fallut un bon quart d’heure pour lui expliquer ma quête en détail. Depuis ma rencontre avec Claire et notre dispute dans le sud de la France jusqu’à l’enchaînement des circonstances qui m’avaient conduit à New York. J’omis simplement la grossesse de Claire pour ne pas trop charger la barque.

Suspendue à mes lèvres, elle écouta mon récit, mi-incrédule, mi-fascinée. Gladys était une fille intelligente. Elle prit le temps de la réflexion avant de remarquer :

— Si ce que vous me dites est vrai, je ne vois pas pourquoi vous n’avez pas prévenu la police.

— Parce que Claire n’aurait pas voulu que je le fasse.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Réfléchissez. Depuis presque dix ans, elle a cherché à éviter la police ! Je veux respecter le secret qu’elle a pris tant de soin à cacher.

— En risquant sa vie ? s’exclama-t-elle.

Je n’avais pas de réponse à cette question. J’avais fait un choix que j’estimais être le moins pire. À présent, j’étais déterminé à l’assumer jusqu’au bout.

— Je fais tout mon possible pour la retrouver, expliquai-je.

— Ici, à Harlem ?

— Je pense qu’une partie de l’explication de sa disparition est à chercher ici, oui. Dans son passé.

— Mais vous êtes romancier, vous n’êtes pas enquêteur.

Je m’abstins de lui dire que dans ma tête, ce n’était pas très différent. Au lieu de ça, j’essayai de la rassurer.

— Marc Caradec, un de mes amis, un flic réputé, continue à mener des investigations en France.

Je cherchai mon fils du regard. Il était en train d’essayer d’escalader une jarre en terre cuite deux fois plus haute que lui.

— Fais attention, Théo.

Cause toujours, papa…

Gladys ferma les yeux pour mieux réfléchir. Le clapotis apaisant de la fontaine me rappelait les CD relaxants que passait mon acuponcteur dans sa salle d’attente.

— Au fond de moi, j’ai toujours gardé un mince espoir que Claire soit vivante, confia-t-elle. J’avais vingt-quatre ans lorsque ma nièce a été enlevée et je me souviens que, pendant les semaines qui ont suivi, j’ai…

Gladys chercha ses mots.

— … j’ai souvent éprouvé la sensation d’être épiée. ça ne reposait sur rien de concret, mais c’était bien réel.

Je la laissai poursuivre.

— Même quand on a retrouvé son ADN chez ce pédophile, j’ai pensé qu’il manquait plusieurs pièces du puzzle.

C’était frappant : cette même sensation revenait chez tous ceux qui étaient concernés de près par l’enquête.

— Vous ne savez vraiment pas qui est le père de Claire ?

— Non, et je pense que cela n’a pas d’importance. Joyce avait des amants, mais elle ne s’attachait pas. Vous l’avez bien compris : dans la famille, nous sommes des femmes libres, au sens noble du terme.

— Cette haine des hommes, justement : ça vient d’où ?

— Ce n’est pas de la haine. Simplement une volonté de ne pas être victime.

— Victime de quoi ?

— Vous êtes quelqu’un de cultivé, Raphaël. Ce n’est pas à moi de vous expliquer que, dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques, s’exerce une domination des hommes sur les femmes. Une prétendue supériorité tellement ancrée dans les esprits qu’elle apparaît comme naturelle et évidente. Et si vous ajoutez à cela que nous sommes des femmes noires…

— Mais tous les hommes ne sont pas comme ça.

Elle me regarda comme si je ne comprenais rien à rien.

— Ce n’est pas une question individuelle, s’agaça-t-elle. C’est une question de reproduction sociale, une question de… Bon, laissez tomber : j’espère que vous êtes meilleur enquêteur que sociologue. Elle prit une gorgée de thé avant d’ouvrir son joli sac en python rouge vif.