Выбрать главу

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je te mentirais en te disant que je n’ai pas songé à fuir. Si j’appelais les pompiers ou une ambulance, la gendarmerie allait débarquer. On allait me faire souffler dans le ballon et j’aurais droit au test salivaire. Un gendarme avec deux grammes d’alcool et le nez bourré de poudre, ça la fout mal. Il aurait aussi fallu que je me justifie auprès de ma femme à qui j’avais dit que je travaillais tard.

— Donc ?

— J’ai paniqué. J’ai pris la petite dans mes bras et je l’ai allongée sur le siège arrière. J’ai ramassé son sac et j’ai repris la route vers Saverne sans être certain de ce que j’allais décider. En chemin, j’ai eu la curiosité de fouiller dans son sac pour voir si elle avait des papiers d’identité et là… Putain ! je n’avais jamais vu autant de fric de ma vie. Des dizaines de liasses. Des centaines de milliers d’euros.

— La rançon du petit Boisseau…

Muselier acquiesça.

— J’étais sidéré. Tout ça n’avait aucun sens. Que faisait cette jeune fille avec une telle somme d’argent ? Je préférais ne même pas y penser. J’avais plus urgent à régler. Et c’est drôle, tu vois, parce que, chemin faisant, j’avais repris espoir. Je pensais encore que je pourrais changer les choses. Ma belle-sœur était infirmière au CHU de Saverne. J’ai hésité à l’appeler. Finalement, j’ai choisi une autre solution : pour éviter que l’on me repère, j’ai déposé la gamine et son sac à l’arrière de l’hôpital, au niveau de la blanchisserie. Puis je suis reparti. J’ai roulé quelques kilomètres avant d’appeler l’hosto en numéro masqué pour les prévenir de la présence d’un blessé et j’ai immédiatement raccroché.

Le gendarme téta sa canette comme on remet du carburant dans un moteur. Son visage bouffi suait à grosses gouttes. Sa chemise bleu ciel réglementaire était déboutonnée jusqu’au nombril, laissant dépasser les poils d’une toison grisâtre.

— Le lendemain, à la première heure, je me suis précipité à l’hôpital. En prétextant une enquête bidon sur des vols de médicaments qui avaient lieu depuis plusieurs mois dans les réserves de certaines pharmacies de la région, j’ai pu poser des questions au personnel et j’ai vite compris que la fille n’était pas là. J’ai interrogé ma belle-sœur sous le sceau du secret. Elle m’a confirmé que l’accueil avait bien reçu mon coup de fil de la veille, mais que les infirmiers n’avaient trouvé personne à l’endroit indiqué. Je ne voulais pas le croire : la gamine avait dû reprendre ses esprits et s’était fait la malle ! Heureusement, ils avaient pensé que c’était à un appel fantaisiste comme ils en recevaient parfois et il ne fut jamais ni consigné ni signalé à personne.

La pluie avait repris. Les feuillages bruissaient. Avec l’obscurité, la forêt tout autour devenait oppressante et inquiétante. Une ceinture de fortifications végétales, denses, mais déloyales, incapables d’empêcher un ennemi éventuel de se faufiler jusqu’à la bâtisse. De grosses gouttes tombaient sur le visage et les épaules de Caradec, mais, pressé de connaître la suite du récit, il semblait ne pas s’en rendre compte.

— J’étais dépassé par la tournure des événements. Inquiet, je suis retourné sur la route où j’avais renversé la fille et c’est là que j’ai aperçu la colonne de fumée qui montait de la forêt.

Le gendarme semblait revivre ces moments de manière fiévreuse et frénétique :

— Dès qu’on a su ce qui s’était passé dans cette baraque, j’ai compris que la petite était une victime de Kieffer qui était parvenue à s’échapper ! À cause de la lenteur des analyses ADN, il a fallu attendre presque deux semaines pour qu’on connaisse son nom : Claire Carlyle. Tout le monde la croyait morte, mais moi je savais que ce n’était pas le cas ! Je me suis toujours demandé ce qu’elle était devenue et comment elle avait réussi à passer entre les mailles du filet. Je ne comprenais pas pourquoi personne n’évoquait jamais la quantité astronomique de cash que Kieffer détenait chez lui et qu’elle lui avait manifestement piquée. La réponse m’a finalement été apportée sur un plateau par Maxime Boisseau… neuf ans plus tard.

Impassible, le visage fermé, Caradec enchaîna avec une question :

– À part l’argent, est-ce qu’il y avait autre chose dans le sac ?

— Hein ?

— Réfléchis.

Muselier peinait à reprendre ses esprits.

— Euh… oui, une carte téléphonique et un… une sorte de gros cahier cartonné à la couverture bleue.

— Tu as lu ce qu’il y avait à l’intérieur ?

— Non, j’avais autre chose à foutre, figure-toi !

Il pleuvait de plus en plus. Considérant qu’il en avait assez appris, Caradec remonta son col et tourna les talons.

Muselier le suivit jusqu’à sa voiture, le pas traînant dans la boue, implorant :

— Est-ce qu’elle est encore vivante ? Cette fille ! Je suis sûr que tu le sais, capitaine. Tu peux me le dire à moi, hein ? Entre flics.

Marc grimpa dans le Range Rover sans un regard pour son collègue.

— Cette histoire, ça m’a flingué ! cria-t-il au moment où Marc allumait le moteur. Si j’avais prévenu les secours lorsque je l’ai renversée, on l’aurait interrogée et on aurait sauvé les autres filles ! Putain ! je ne pouvais pas savoir !

Le 4 × 4 était déjà loin, mais le gendarme continuait à apostropher Caradec :

— Je ne pouvais pas savoir ! hurla-t-il.

Les yeux noyés de larmes et injectés de sang.

3.

La nuit et les moustiques avaient beau nous avoir chassés du patio, nous n’avions pas perdu au change. Le salon du Bridge Club était un cocon douillet à l’éclairage tamisé, riche de boiseries et de tapis anciens, qui invitait à prendre place dans l’un des profonds canapés. Chaque fois que je me retrouvais dans cette pièce, décorée de bibelots aussi insolites qu’éclectiques, j’avais l’impression d’être l’hôte d’un explorateur anglais de retour d’une expédition. Quelque part entre le Centaur Club, cher à Blake et Mortimer, et la bibliothèque de Henry Higgins dans My Fair Lady.

Théo s’était rapproché de la cheminée et venait de se saisir d’un tisonnier.

— Non, non, pose ça, chéri ! Ce n’est pas pour les enfants !

J’intervins avant qu’il ne se blesse et le soulevai pour l’asseoir à côté de moi pendant que je potassais le dossier que m’avait remis Gladys. Je l’avais déjà parcouru, mais j’avais été rebuté par la forme : des photocopies de photocopies en noir et blanc. Des pages presque illisibles truffées de termes techniques en anglais.

J’allai directement à l’élément qui avait éveillé ma curiosité : la retranscription de l’appel au 911, le numéro d’urgence. Le 25 juin 2005, à 3 heures de l’après-midi, une voix de femme avait signalé une « agression violente » au 6 Bilberry Street, la maison de Joyce. « On est en train de la tuer ! Faites vite ! » avait supplié la voix. Je cherchai dans la liasse de feuilles celle qui correspondait au compte rendu de l’autopsie de Joyce. Sa mort avait été estimée à 4 heures de l’après-midi avec une marge d’erreur d’au moins deux heures.

— On descend papa ! Te plaît !

Théo m’avait laissé environ deux minutes trente de répit — soit une éternité. Je le libérai et repris ma lecture.

Une voiture de police avait été envoyée chez Joyce. À 15 h 10, deux patrouilleurs, les officiers Powell et Gomez, étaient intervenus sur les lieux. Visiblement, la maison était vide. Ils avaient inspecté les abords sans rien relever de suspect. À travers les vitres, ils avaient regardé à l’intérieur du salon, de la cuisine, de la salle de bains et de la chambre du rez-de-chaussée sans rien noter d’inquiétant. Aucune trace d’effraction, d’agression, ni de sang. Ils avaient conclu à un canular. Un appel malveillant comme les flics en recevaient des dizaines à l’époque, particulièrement à Harlem. Mise en place par le maire Rudolph Giuliani et poursuivie par son successeur, la politique de « tolérance zéro » entraînait alors son lot de dérives : contrôles au faciès, excès de zèle, politique du chiffre, dont les Noirs et les Latinos étaient les premières victimes. Un embryon de ce qui devait se passer plus tard à Fergusson. Exaspérés par ce harcèlement policier, certains habitants du quartier avaient choisi à leur tour de compliquer la tâche des forces de l’ordre en passant des appels farfelus. Ces comportements n’avaient pas duré, mais ils avaient atteint leur apogée cet été-là.