Выбрать главу

Néanmoins, l’appel avait été tracé. Il provenait d’une cabine téléphonique du Lower East Side, située à l’angle du Bowery et de Bond Street. Donc à une bonne quinzaine de kilomètres de Harlem…

Qu’en déduire ? Que l’appel était un canular ? Si ce n’était pas le cas, cela signifiait que la femme qui avait appelé le 911 n’était en aucun cas un témoin visuel de la prétendue attaque de Joyce. Comment était-elle alors au courant de l’agression ? Peut-être parce que Joyce l’avait prévenue par téléphone. Mais dans ce cas pourquoi Joyce n’avait-elle pas appelé le 911 elle-même  ? Et pourquoi les flics dépêchés sur les lieux n’avaient-ils rien remarqué ? Le serpent se mordait la queue. À l’évidence, quelqu’un ne disait pas la vérité. Voire mentait dans les grandes largeurs.

Je levai la tête. Mon fils était en train de réciter son numéro de charme à une jolie rousse qui dégustait son martini près de la cheminée. Elle me fit un signe engageant de la main, je lui adressai un sourire poli en pensant à T., mon ami écrivain, divorcé, macho, qui prétendait que son fils de deux ans était un véritable « aimant à gonzesses » et qui l’emmenait toujours lorsqu’il voulait draguer.

Je me replongeai dans mon dossier. La flic qui à l’époque avait été chargée de l’enquête sur la mort de Joyce était une femme d’origine coréenne : la détective May Soo-yun. Elle avait demandé une analyse détaillée des relevés téléphoniques fixe et mobile de Joyce. Les fadettes montraient que, dans la matinée précédant sa mort, Joyce avait contacté un certain Marvin Thomas, vingt-sept ans, déjà plusieurs fois condamné pour des affaires de revente de stupéfiants et de vol avec violence. Le dealer apparaissait à trois reprises dans les numéros composés par Joyce les deux dernières semaines de sa vie. May Soo-yun avait ordonné son arrestation dès le lundi qui avait suivi.

Sur le papier, Marvin Thomas était un coupable idéal : un casier judiciaire bien fourni et des antécédents connus de violence. En garde à vue, il avait confirmé avoir vendu d’importantes quantités d’héroïne à Joyce Carlyle, mais il avait été mis hors de cause concernant une éventuelle agression. Thomas avait un alibi en béton : à l’heure de la mort de Joyce, il se trouvait avec deux comparses dans le New Jersey, à Atlantic City. Plusieurs caméras de surveillance avaient filmé sa dégaine batailleuse dans un hôtel, dans un Spa et dans un casino. Il avait été remis en liberté.

Par la suite, le rapport définitif d’autopsie avait validé la thèse de l’overdose et, en l’absence d’éléments contradictoires, le lieutenant Soo-yun avait proposé le classement de l’affaire.

Je me massai les paupières. Je ne tenais plus debout et j’étais frustré. J’avais appris beaucoup de choses, mais elles ne faisaient pas avancer ma quête. Que faire à présent ? Me lancer à la recherche du dealer ? Essayer d’obtenir des témoignages plus précis des officiers Powell et Gomez ? Contacter May Sooyun ? Aucune de ses pistes ne me paraissait en être vraiment une. L’affaire avait onze ans. Elle avait été classée rapidement. Il y avait peu de chances que les protagonistes de l’époque s’en souviennent avec précision. Sans compter que je manquais de temps et que je n’avais aucunement mes entrées dans le maquis du NYPD.

— Titine, papa !

Mon fils avait terminé de rouler les mécaniques et rentrait au bercail en se frottant les yeux. Alors que je fouillais mes poches à la recherche de la tétine magique, je sentis la clé du garde-meuble que m’avait confiée Gladys.

Il était déjà tard, mais nous étions dans la ville qui ne dormait jamais et le porte-clés spécifiait : « Coogan’s Bluff Self Storage — Open 24/7 ».

Le problème, c’est que j’avais donné congé à la belle Marieke et que je n’avais plus de nounou sous la main. Je me penchai donc vers Théo et lui murmurai à l’oreille :

— Tu sais quoi, mon grand ? On va aller faire une petite balade tous les deux.

12

Harlem Nocturne

La mort viendra et elle aura tes yeux.

Cesare PAVESE
1.

Subitement gelé, Franck Muselier abandonna ses canettes de bière sur les tomettes posées à même le sol et rentra à l’intérieur.

Son salon était à son image : usé, décrépit, pathétique. Une pièce basse de plafond, en désordre, bardée de boiseries qui s’écaillaient et ornée de trophées de chasse qui prenaient la poussière : une tête de sanglier empaillée, des bois de cerf, une gelinotte des bois naturalisée.

Il alluma une flambée dans la cheminée et avala une lampée de riesling, mais ce n’était pas suffisant pour se réchauffer et oublier l’histoire de Claire Carlyle. Dans sa réserve personnelle, il ne restait qu’un peu de shit et deux ou trois cachets. Pas ce dont il avait besoin ce soir. Il envoya un SMS à son fournisseur, Laurent Escaut, un petit branleur de lycéen qui se faisait appeler Escobar.

C’était une réalité dont on ne parlait pas quotidiennement au journal télévisé, mais en milieu rural aussi la dope était partout. Parmi les affaires que traitait Muselier (cambriolages, agressions, règlements de comptes…), la drogue n’était jamais très loin. Même dans des bleds pittoresques et fleuris de trois cents habitants, on trouvait de la poudre blanche derrière les pétales des roses.

OK pour deux grammes répondit le dealer presque dans la minute. En l’attendant, Franck se laissa tomber sur son canapé. Il se faisait pitié, mais la pitié n’était pas suffisante pour impulser le moindre changement dans sa vie. Du combat que se livraient en lui la volonté et la pesanteur, c’était toujours cette dernière qui sortait vainqueur. Le gendarme déboutonna sa chemise, se massa les cervicales. Il respirait mal, il avait froid. Il aurait eu besoin de la chaleur et de l’odeur réconfortante de son chien, mais le vieux Mistoufle était mort au printemps dernier.

La ligne de démarcation. Coupable ou non coupable ? Comme il n’arrivait pas à statuer sur son sort, il s’imagina en train de défendre sa cause devant un tribunal imaginaire. Les faits, rien que les faits : neuf ans plus tôt, il avait renversé une gamine qui n’avait rien à foutre sur cette route en pleine nuit. Il l’avait conduite jusqu’à l’hôpital et il avait prévenu. Certes, il était bourré, camé jusqu’au trognon, mais il avait fait l’essentiel. Après, si la gamine avait préféré fuir, eh bien, elle était aussi coupable que lui !

Il entendit le bruit d’une bagnole qui arrivait.

Escobar n’avait pas traîné.

Muselier, esclave de la coke, se mit debout d’un bond.