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Il ouvrit la porte et sortit sur la terrasse, distinguant une silhouette à travers la pluie. Quelqu’un avançait dans sa direction, mais ce n’était pas Escobar.

Lorsque l’ombre se fit plus précise, le gendarme constata qu’une arme était pointée sur lui.

Stupéfait, il ouvrit la bouche, mais fut incapable de prononcer le moindre mot.

La ligne de démarcation. Coupable ou non coupable ? Visiblement, un autre avait décidé pour lui. Il baissa la tête en signe de soumission.

Finalement, c’est peut-être aussi bien comme ça, pensa Franck avant que sa boîte crânienne n’explose.

2.

Harlem. Neuf heures du soir.

Le taxi nous laissa au niveau de la station de métro d’Edgecombe Avenue. Coogan’s Bluff Self Storage, le garde-meuble que m’avait indiqué Gladys, se situait dans l’enceinte des Polo Grounds Towers, un ensemble de HLM de brique. Des hautes tours en forme de croix qui donnaient l’impression de se dupliquer à l’infini sur une large zone triangulaire coincée entre le fleuve, Harlem River Drive et la 155Rue.

L’air était chaud et humide, le quartier peu éclairé. De nombreux locataires s’étaient pourtant regroupés dehors, assis en bandes sur les murets et les pelouses.

L’atmosphère était électrique, mais pas très différente de certains coins de l’Essonne où j’avais passé mon adolescence. Sauf que tout le monde ici était noir. Je me dis que j’étais dans un film de Spike Lee. Du temps où Spike Lee faisait encore de bons films.

Dans la tiédeur de la nuit, j’avais déplié la poussette et installé Théo à l’intérieur. Pour amuser mon fils, je conduisais la voiturette avec un bruit de Formule 1. Les gens nous regardaient avec curiosité, mais nous laissaient en paix.

Au bout de plusieurs minutes de vadrouille, j’arrivai tout essoufflé devant le bâtiment que je cherchais. J’entrai dans le local et me présentai. À cette heure-ci, le responsable était un étudiant un peu hautain qui tapotait sur son MacBook. Sa grande silhouette dégingandée flottait dans un sweat-shirt de l’université Columbia. Son visage sévère était constellé de boutons d’acné et tassé par une coupe en brosse afro et une paire de lunettes oversized dont les montures pourtant épaisses laissaient déborder ses sourcils fournis.

— Ce n’est pas vraiment un endroit pour les bébés, dit-il en photocopiant ma carte d’identité. Il devrait être au lit, non ?

— Il est en vacances. Il n’y a pas de halte-garderie demain.

Il me lança un sale regard qui semblait demander : « Tu te fous de moi, mec ? » Et tel était bien le cas.

Malgré cette discrète passe d’armes, il me montra sur un plan l’emplacement du box.

Je le remerciai et, à nouveau, je parcourus le hangar en imitant le bruit d’une voiture de course.

— Auto papa ! Pus vite papa ! Pus vite ! me lançait Théo pour m’encourager.

En arrivant devant le garage, je simulai un dérapage avant d’immobiliser le bolide. Puis je libérai mon fils de la poussette et soulevai le rideau de fer.

Bien entendu, il y avait de la poussière, mais moins que je l’avais imaginé. Je pris Théo dans mes bras (qui lui-même portait Fifi, son doudou, dans les siens), allumai l’ampoule et pénétrai à l’intérieur.

La mémoire du passé.

Il fallait que je garde à l’esprit le contexte dans lequel avaient été rassemblées toutes ces choses. Angela et Gladys avaient entreposé ces affaires à la mort de Joyce, en 2005. Deux ans avant qu’on recueille l’ADN de Claire chez Heinz Kieffer. À cette époque, les sœurs avaient sans doute encore un mince espoir qu’on retrouve la jeune fille et que les biens de sa mère lui reviennent un jour.

Le box était spacieux, mais désordonné. Je progressai dans le capharnaüm avec mon fils, comme si je l’emmenais explorer la caverne d’Ali Baba. Toujours partant pour l’aventure, Théo s’extasiait devant tout ce qu’il avait sous les yeux : des meubles en bois peint, un vélo, une patinette, des habits, des ustensiles de cuisine.

— On descend, papa, te plaît !

Je le posai sur le sol pour le laisser jouer. Il en serait quitte pour un grand décrassage en rentrant à l’hôtel.

Je me mis au boulot sérieusement. Il y avait peut-être ici quelque chose de suffisamment compromettant ou de dangereux pour que quelqu’un ait pris le risque d’y mettre le feu.

Des DVD, des CD, des journaux, des livres. Beaucoup d’essais et de romans, et pas n’importe lesquels : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn, La Fabrication du consentement de Noam Chomsky, La Jungle d’Upton Sinclair, Le Peuple d’en bas de Jack London, No Logo de Naomi Klein. Des biographies aussi : Lucy Stone, Anne Braden, Bill Clinton, Malcolm X, les Neuf de Little Rock, César Chávez. Je trouvai même un exemplaire en anglais de La Domination masculine de Pierre Bourdieu. Comme ses sœurs, Joyce Carlyle était une femme cultivée aux sensibilités féministes et proches de l’extrême gauche, ce qui n’était pas si courant aux États-Unis.

Je trouvai aussi des habits de fillette qui devaient appartenir à Claire, ainsi que ses livres de classe. Un peu ému, je feuilletai ses cahiers d’écolière remplis d’une calligraphie appliquée. Parmi d’autres devoirs, je m’arrêtai sur une dissertation qu’elle avait composée : Pourquoi je veux devenir avocate. Une argumentation généreuse qui citait aussi bien Ralph Nader qu’Atticus Finch (c’était en 2005, bien avant que l’Amérique ne découvre quel salaud il était vraiment). En parcourant ces lignes, un souvenir me revint : Marlène Delatour m’avait affirmé que Claire voulait devenir avocate. Au moment de sa disparition, cela semblait déjà un projet professionnel mûri et bien établi. Qu’est-ce qui l’avait finalement décidée à devenir médecin ? Sa détention sans doute. Une volonté d’aider les autres de façon peut-être plus concrète. Je mis néanmoins l’information dans un coin de ma tête et poursuivis mes recherches.

Au bout de trois quarts d’heure, Théo était épuisé. Après s’être traîné partout, il était sale comme un peigne. J’inclinai la nacelle et le couchai dans sa poussette. Puis le père indigne que j’étais aggrava son cas en lui diffusant un dessin animé sur son iPhone ébréché pour l’aider à s’endormir.

J’y passerais peut-être la nuit, mais il était hors de question que je quitte cet endroit bredouille. Il y avait de quoi faire. De la paperasse en pagaille : factures, relevés bancaires, fiches de paie, etc. Heureusement, Joyce était ordonnée et avait pris soin de classer toutes ses archives dans des dossiers cartonnés.

Alors que mon fils dormait du sommeil du juste, je m’assis en tailleur et commençai à tout éplucher. Pas grand-chose de marquant. Depuis des années, Joyce travaillait comme documentaliste dans un collège des environs. Sa mère, qui était la véritable propriétaire de la maison, la lui louait pour une bouchée de pain. Elle dépensait peu, n’avait pas d’autres sources de revenus que son métier. Quelque chose retint mon attention au milieu de cette paperasserie : une série d’articles qu’elle avait découpés dans le New York Herald et qu’elle conservait dans une pochette en plastique. Je parcourus les titres : « Le surendettement des classes moyennes », « Les inégalités atteignent des records en Amérique », « L’accès à l’avortement toujours plus ardu », « La moitié des membres du Congrès sont millionnaires », « Wall Street contre Main Street ». Quel était le point commun de ces articles en dehors de leur caractère « progressiste » ? Après les avoir lus en diagonale, je n’en trouvai aucun.